Cassandre n'avait pas envie d'être ici. Les soirées mondaines ne l'avaient jamais intéressé. En principe, c'est sa mère qui aurait dû l'accompagner, mais elle avait eu un imprévu. Elle le forçait constamment à assister à ce genre d'événement et n'avait de cesse de lui demander quand il allait se marier et avoir des enfants. Généralement, la discussion se finissait avec une porte claquée, signe qu'il avait décidé quitter le domicile familial plutôt que de composer avec les humeurs lunaires de sa mère.

S'il s'était d'abord réjoui de son absence à la soirée, son bonheur n'avait été que de courte durée. Elle était têtue, au moins autant que lui. Elle avait expressément demandé à sa cousine de : le forcer à venir et de veiller à sa bonne conduite (faire preuve d'un minimum de politesse, sourire, etc.) il en était hors de question. Mais à force de menace et de chantage, il avait fini par baisser les bras. Il n'avait ni le courage, ni l'envie de lui tenir tête. Pas cette fois et pas pour quelque chose d'aussi stupide. Autant capituler. Il était décidé n'adresser la parole à personne et à partir le plus vite possible. Sa cousine l'avait tanné pour qu'il porte quelque chose d'élégant, mais avec sa chemise noire, il avait l'impression de détonner au milieu de tout ces costumes et de ces robes de soirée. Ça pousserait peut-être les invités à ne pas lui adresser la parole. Son ton sec suffisait généralement à les éloigner. Il était arrivé l'air tout à fait dépité. Sa cousine avait bien essayé de les monter auprès du beau monde, mais après quelques sourires crispés et des hochements de tête hasardeux, il s'était enfui aussi vite que possible. Seul avantage de la soirée, le vin, dont il se servit un verre. Callé dans un coin de la pièce, il s'ennuyait. Les minutes s'écoulaient à une vitesse d'escargot. Ses yeux accrochèrent à elle quand elle passa le pas de la porte. Satomi Nakamura.

Il n'était pas le seul à avoir remarqué sa présence. L'ambiance avait changé, on délaissait les moins importants pour les Nakamura. C'était triste, mais leur destin tragique semblait avoir renforcé leur réputation. Tout le monde aimait les histoires larmoyantes. En ce qui le concernait, il se rappelait très bien de leur entretien. Enfin, de leur discussion. Il n'avait peut-être pas eu les bons mots, mais il restait persuadé d'avoir raison. Il voulait lui éviter de finir... Eh bien de finir comme sa mère. Il aurait d'ailleurs bien voulu s'excuser au nom de la BAV. Leur incapacité à résoudre cette enquête n'avait dupé personne. Sa grand-mère les accompagnait. Il se sentit fébrile et ce n'était pas l'effet du vin. Elle ne lui pardonnerait pas deux fois sa mauvaise conduite. Il savait qu'il devait venir à la rencontre de sa petite-fille, pour faire bonne figure. Il n'osa pas et préféra l'ignorer.

Sa stratégie vira à la mauvaise blague, puisqu'après quelques beaux sourires, elle se dirigea vers lui. Évidement. Bien élevée comme elle l'était et sans doute moins lâche que lui, elle n'allait pas prétendre ne pas l'avoir vu. Lui se borna à fixer le vide. Elle le salua. D'accord... Il ne devait pas la vexer cette fois. Si sa grand-mère retrouvait une Satomi contrariée, il devrait gérer la fureur de deux Nakamura. Il crut s'étrangler avec son vin lorsqu'il aperçut sa cousine au loin, lui faire deux pouces en l'air. Elle n'était pas sortable. Il s'inclina poliment. Aux yeux du monde, il était parfaitement calme. Les cheveux ébène de Satomi tombaient en cascade et venaient flatter le rouge de sa robe. Il planta ses yeux dans les siens (C'est ce que les personnes à l'aise faisaient ?). Maintenant, il devait trouver quelque chose d'agréable à dire :

- Bien, si l'on met de côté l'hypocrisie ambiante et les sourires nauséabonds. En règle général, j'essaie d'éviter ce genre d'endroits.

Pas étonnant qu'ils ne se soient jamais croisés : il évitait ces réceptions comme la peste et sa mère était souvent trop occupée par son travail. Il avait failli oublié de lui retourner la question :
- Heureux de constater que vous ne tenez pas rigueur de mon entrée fracassante de la dernière fois. Comment allez-vous ?

Lui n'était pas rancunier, mais le contraire était sans doute faux. Satomi Nakamura lui en voulait peut-être encore. Même si ça n'avait l'air que de politesses, il espérait sincèrement qu'elle s'était remise de ses émotions. La dernière fois, elle lui avait semblé un peu à bout. Il réfléchit à toute allure à ce qu'il pourrait dire pour faire bonne impression. Il n'en avait aucune idée. Il but une gorgée de vin. Il aurait voulu disparaître.

La discussion se passait plutôt bien. Du moins, c'était l'impression qu'il avait. Il se détendit un peu. Avec sa tête penchée sur le côté, Cassandre la trouvait plutôt mignonne. Mignonne certes, mais trop fière. Il se demandait ce qu'elle pouvait bien voir sous cet angle. Ses premières paroles l'avaient échappé. Il savait qu'elle ne les aurait pas laissé passer sans rien dire. Néanmoins, il ne la visait pas. Contrairement à beaucoup de personnes de la haute société, elle était capable de faire la part des choses. Il aurait facilement pu la penser enfant gâté, crachant son venin sur les moins importants, mais non. Pas après ce qu'il avait observé la dernière fois. Elle était juste, il le savait. Très concentré, il attendait la suite, et elle lui plu. Son analyse était fine et il leva son verre avec un sourire discret, amusé par sa réaction, avant de siroter son vin. Il n'était pas doué pour jouer la comédie, mais il avait une certaine admiration pour la légèreté avec laquelle elle voyait la chose. Au final, elle exploitait son environnement, maîtrisait les codes de ce milieu et les bafouait avec une exquise subtilité. Toujours dans le contrôle donc. Une seule question demeurait : serait-elle capable du même discernement dans le monde des vampires ? Il était sur la réserve. Témérité et inconscience vont parfois de pair.

Cassandre leva un sourcil. Lui devoir quelque chose ? Il la fixa gravement, sans tout à fait comprendre ce qu'elle voulait dire par là. Il eut soudain la désagréable impression qu'elle le dévorait des yeux. Il n'avait pas prévu d'être au menu de ce soir. Il sentit tout son corps se crisper, mais il ne détourna pas le regard, trop fier pour se montrer gêné. Et puis c'était ridicule, il avait 31 ans, c'était un adulte. Il n'avait aucune raison d'être mal à l'aise. Non vraiment aucune raison du tout. Il écarquilla les yeux aux mots "vous êtes pardonné", et s'empressa de boire une autre gorgée de vin pour cacher ses joues qui s'empourpraient. Un détail imperceptible pour la plupart, mais il priait quand même pour qu'elle ne l'ait pas remarqué. En plus, elle n'avait que 22 ans et sa grand-mère le découperait en morceaux avant qu'il n'ait le temps de... le temps de ne rien faire du tout parce qu'il était là pour protéger la famille Nakamura ! Il préférait la voir en colère tout compte fait.

Pour son plus grand bonheur, elle venait de changer de sujet. Il n'avait aucune idée de comment il était censé réagir aux compliments et il n'aurait pas tenu longtemps. Elle allait bien, mais elle fit une petite moue. C'était normal. Il préférait cela à un sourire factice. Il sentit que son remerciement cachait plus de choses qu'elle ne voulait l'admettre. Il hocha la tête. Il avait compris. S'il avait pu l'aider, rien qu'un peu, c'est qu'il n'avait pas totalement échoué.


Et... son ancien mentor arrivait, accompagné de son fils. Il n'avait vu Monsieur Nakamura que lors d'une réception. Il n'était alors qu'un enfant, et lui était encore accompagné de sa femme. Il avait pris un sacré coup de vieux. Ce n'était pas que le poids des années, ce récent deuil l'avait affaibli. Il salua promptement son ancienne collègue et resta très cordial avec le père de Satomi. Il devait protéger tous les Nakamura, ce qui l'incluait. A priori, il ne connaissait pas l'existence des vampires, donc il n'avait pas à se soucier de lui pour le moment. Il en était bien heureux, car un coup d'œil avait suffi à Cassandre pour comprendre qu'il était nettement moins solide que sa fille. Satomi fut invité à partir. Très bien, ils voulaient lui parler seul à seul. Cela faisait un peu : "Part les grands discutes", qu'est-ce qu'il pouvait avoir à lui dire ? Il jeta un bref coup d'œil à Madame Nakamura pour la sonder, mais son expression ne laissait rien transparaître.

Il ne dit rien, mais le veuf ne lui inspirait que de l'antipathie. Premièrement, il n'y avait aucun intérêt à venir s'excuser auprès de lui. Deuxièmement, son discours éploré manquant de lui faire lever les yeux au ciel. Il attendait de Cassandre qu'il le soulage de sa culpabilité, or, c'était un problème entre lui et sa fille. Et parce qu'il n'avait pas le courage de la confronter directement, il venait lui en parler. Il était quasi certain que Madame Nakamura avait deviné le sentiment de l'inspecteur. Il s'impatientait. Après une bonne tape derrière la tête, elle réexpliqua ce que son fils peinait à bredouiller. Il était troublé. C'était une information intéressante... mais était-ce urgent au point d'inviter sa fille à aller jouer ailleurs ? À la réponse de Monsieur Nakamura, il cerna un peu mieux la situation. Ses sens étaient en alerte et il analysait chacun de leurs mots, déformation professionnelle. Avec ses manières de goujats, il n'avait pas vraiment eu l'impression d'avoir été là pour elle. Mais si Satomi elle-même l'avait remercié... Il se refit le film de leur discussion. À l'évidence, il l'avait mal jugé. Pire encore, il l'avait insulté. Il l'avait traité comme une moins-que-rien et était parti du principe qu'elle n'était pas capable de voir le danger, quand elle cherchait juste à lui montrer les choses comme elle les avaient ressenties. Pas étonnant qu'elle se soit vexé.

Cassandre se perdit dans le rouge de son vin, affrontant son propre regard. Il aurait pu l'avertir de mille et une façon différente, mais il avait choisi de la ramener à sa condition. Comme tout le monde. Enfin de compte, le plus gros hypocrite dans cette salle, c'était lui.

- Ne vous excusez pas. C'est moi qui suis désolé. J'ai été un peu brusque dans ma façon de lui présenter les choses. C'est ma faute. Je l'ai aidé du mieux que j'ai pu.

Il n'arriverait jamais à la protéger s'il la blessait. Dorénavant, il ferait attention à ne pas la sous-estimer. Tout de même, elle avait ses fragilités. Il tâcherait de ne jamais l'oublier.

Elle revint vers eux. Elle devait sans doute mourir d'envie de savoir ce qu'il avait pu dire à son sujet. C'était compréhensible. Ses yeux restèrent un instant suspendus au bracelet doré qu'elle arborait au poignet. Cassandre se demanda s'il était là avant, et si non, comment les femmes faisaient pour invoquer des bijoux quand bon leur semblait. C'était un vrai mystère. En tout cas, il soulignait la finesse de son poignet. L'inspecteur revint assez vite poser son regard sur son visage. La dernière chose qu'il voulait était de se faire remarquer. Ennuyante, ce n'était pas le mot qu'il aurait employé. C'était même la conversation la plus intéressante qu'il avait eue jusqu'à présent. Pas d'histoires de business, de commérage, personne pour étaler sa richesse, au milieu de tout ça, il aurait presque pu qualifier leur échange de "bouffée d'air frais". Presque, car le sujet restait lourd. Il appréciait tout de même son entrée nonchalante et l'adresse avec laquelle elle avait su faire passer son message. Leur petite entrevue touchait à sa fin. Ils le saluèrent avant d'être avalés par la foule.

Cassandre trouva l'idée du "speed-dating" amusante. Elle avait raison :
- Exception faîte que si ça avait été le cas, j'aurais déjà pris le chemin de la fenêtre pour m'enfuir.

C'était, certes une blague, mais elle était vrai. Il l'avait déjà fait. Enfin, il ne s'était pas embêté à prendre la fenêtre, il avait juste ignoré les hommes et les femmes présents avant de claquer la porte. Il distingua sa cousine dans la salle, elle en était à son troisième verre. C'était lui qui devrait la surveiller au final. Il retint un soupir et tourna son attention en direction de Satomi. Il devait lui dire. Il devait s'excuser. Elle le méritait, tout comme elle était en droit de savoir ce qui s'était dit. Il n'avait pas apprécié la manière dont ils l'avaient chassé. Elle s'en fiche ? Cette manie de faire comme si rien de l'atteignait...

- Je pense que vous êtes en droit de savoir ce qui a été dit sur vous. Et puisque personne ne m'a demandé de tenir ma langue...

Il finit son verre.
- Votre père et votre grand-mère m'ont chaudement remercié pour mon intervention. J'ai très bien fait mon travail visiblement.

Sa voix débordait de sarcasme. Même maintenant et surtout après l'échange avec son père, il n'était pas certain de mériter de tels remerciements. Non, il le savait qu'il ne le méritait pas. S'ennuyer à deux était une proposition plus qu'alléchante. Depuis le début, il n'avait eu qu'une hâte : partir. Il fallait avouer qu'ils avaient réussi à éveiller son intérêt. Sans eux, il aurait certainement noyé son ennui avec de nombreux verres d'alcool, avant de quitter les lieux, dans un été d'ébriété avancé, dont seule sa cousine aurait pu être témoin.

Il leva un sourcil et mima une expression surprise :
- Moi qui pensais que vous vous amusiez, j'ai même presque cru à un compliment de votre part tout à l'heure. Le champagne ne suffit-il donc plus ? Et oui, volontiers.

Il n'allait pas dire non à un en-cas, ni à un autre verre de vin. Il attendit que le serveur vienne à eux, qu'elle choisisse ce qu'elle voulait, avant de lui-même attraper quelque chose et demander un autre verre de vin. Il avait horreur qu'on le serve comme un roi, mais il n'irait pas non plus de l'autre côté de la pièce pour le faire, alors que Satomi était juste à côté. Et puis surtout, il ne voulait pas laisser passer sa chance, il voulait lui demander pardon :

- Sur une note plus sérieuse... il se racla la gorge. Je tenais à m'excuser pour la dernière fois. Je vous ai insulté, grandement sous-estimé même. Vous êtes parfaitement en mesure de savoir quand une situation est dangereuse ou non. Et ce n'est pas parce que vous êtes une Nakamura que j'étais là, mais parce que, comme n'importe qui, vous méritez d'être en sécurité. Et surtout parce que votre grand-mère est une amie très chère.

Bon, cela correspondait plus ou moins à ce qu'il avait prévu de dire. Il était plutôt sûr de lui : il avait énoncé les faits, était revenu sur ses paroles, donc elle lui pardonnerait. C'était logique. À présent - à présent, il devait l'admettre. Admettre qu'il s'était trompé. Il surveillait sa réaction guettant le moindre éclair de colère dans ses yeux :
- Bref, je... C'est moi qui ai commis une erreur de jugement. Je suis désolé.

Cassandre se plaisait à penser qu'il était romantique. Ou plutôt, il essayait de l'être tant bien que mal. Néanmoins, il avait assez de recul sur lui-même pour admettre qu'il faisait un bien piètre amant... Il y avait un monde entre ce qu'il voulait dire et les mots qu'ils prononçaient. Une galaxie entre l'expression calme qu'il affichait, et ce qui se tramait réellement dans son cœur. Il n'avait pas  toujours été comme ça, mais il avait passé plus des dix dernières années de sa vie à évoluer en solitaire. Il avait perdu l'habitude de côtoyer du monde et il ne la reprendrait sans doute pas. Bref, taciturne, maladroit, rigide, borné, oui. Romantique, il ne le serait jamais. Il devait dissiper ce malentendu au plus et lui faire comprendre qu'elle faisait erreur. Il ne comprenait d'ailleurs pas quel raisonnement farfelu l'avait conduit à cette conclusion, mais c'était tiré par les cheveux. A moins qu'elle ne le taquine, mais son ton dénué de toute malice semblait dire le contraire. À vrai dire, il était un peu perdu.

Lorsqu'il avait décrit la discussion avec son père, elle s'était contenté de l'écouter en silence, préoccupée. Il ne s'attendait pas à ce qu'elle lui livre le fond de sa pensée. Il n'avait pas envie de la connaître, ça ne le regardait pas. Ici, il n'était pas inspecteur, seulement Cassandre Roy. Il n'était pas en train de mener un interrogatoire et ils ne se connaissaient pas assez. Malgré cela, il comprit qu'une coupe de champagne ne suffirait pas à lui faire passer la soirée. Il se sentait plus léger, mais il était aussi craintif. Il avait l'impression que cela faisait des lustres qu'il n'avait pas eus un semblant de discussion amicale avec quelqu'un. La soirée se terminerait, les jours s'enchaîneraient et il se retrouverait de nouveau livré à lui-même. Mieux valait ne pas trop s'habituer à la compagnie des autres. "Allez, juste pour cette fois." Au final, il ne l'aurait pas cru, mais Satomi s'avérait beaucoup plus agréable et amusante qu'il ne l'aurait imaginé. Aussi, il ne la dissuaderait pas de boire à ses côtés :

- Je ne m'y risquerai pas Miss Nakamura. Vous avez un tempérament de feu et je ne voudrais pas y laisser des plumes.

Il fallait dire qu'il en avait fait l'expérience. Se confronter à la demoiselle s'avérait être un exercice épineux. Même la BAV n'avait pas réussi à l'y préparer. Et Dieu sait qu'il en avait bavé. Avec elle, il ne risquait pas la mort (encore que), mais ses répliques cassantes promettaient de lui laisser un goût amer. Chose assez nouvelle pour Cassandre qui avait l'habitude de les balayer d'un revers de la main. À son grand soulagement, la colère ne vint pas voiler ses yeux bruns lorsqu'il présenta ses excuses. Un seul rire, vide de toute joie, trahissait l'état d'esprit de Satomi. Il l'avait blessé et plus qu'il ne l'avait pensé. Il allait se racheter. Cependant, il refusait de la laisser croire que son père lui avait chuchoté de s'excuser. C'était sa décision.

- Je préfère le préciser au cas où ça ne serait pas clair : votre père ne m'a pas demandé un seul instant de m'excuser. De toutes façons, je ne l'aurais pas fait. Et ne vous excusez pas de votre franchise, c'est une qualité que j'apprécie.

Un temps. L'ambiance changea et Satomi se fit plus joyeuse. Chose que Cassandre releva, attentif. Elle avait été vulnérable, l'avait laissé entrevoir ses sentiments maintenant, elle refermait la porte. Elle était pudique, mais surtout, elle se méfiait. Le lieu, remplit de monde, ne prêtait pas non plus à la confidence. Il la regarda avidement : oui, elle était comme n'importe qui oui, il fallait qu'elle le convainque. Cette phrase lui arracha un sourire, le premier vrai de la soirée. Elle était déterminée. Évidement, qu'il l'apprécie ou non, elle n'avait pas réellement besoin de le persuader pour qu'il la protège. Son sens du devoir l'y poussait déjà. Qu'il le fasse de bonne volonté, c'était différent. Cet air boudeur et ses épaules si fines, ça lui faisait tout drôle. Il trempa ses lèvres dans son verre : il valait mieux qu'il ne se laisse pas trop aller. De son côté, lui devait mériter d'être là pour elle.

Il la considéra un instant, pensif. Son regard état chirurgical, comme s'il cherchait à la découper pour s'assurer qu'il n'avait manqué aucun détail, que son analyse était parfaite. Pourvu qu'elle ne se vexe pas cette fois, elle l'aurait cherché :

- Vous êtes fière, franche, très franche. Vous avez des idées très arrêtées. Vous êtes joueuse, vous êtes juste, vous n'aimez pas la langue de bois, sensible, cultivée, intelligente, méfiante, vous avez le sens du détail. Vous êtes plus soucieuse des autres que vous ne l'admettrez.

Il conclut en enfonçant la main dans la poche. Il ne lui demanda pas si son interprétation était bonne, puisqu'il savait qu'elle l'était. Il lui retourna la question d'une manière très sérieuse, pour ne pas dire austère :

- En ce qui me concerne, je dois mériter d'être à vos côtés. J'attends votre analyse. Qui pensez-vous que je suis ? Ah et, il regarda nerveusement autour de lui, dîtes moi ce que je peux faire pour me faire pardonner. Je ne crois pas aux mots, seulement aux actes.

Cassandre l'observa avec la plus grande application. En réalité, il était curieux de savoir ce qu'elle avait réussi à comprendre de lui, l'interprétation qu'elle s'en faisait. C'était un désir personnel, mais aussi professionnel. S'il voulait la protéger correctement, mériter de le faire, il devait au moins lui inspirer de la sympathie. Elle était un peu plus perspicace qui ne l'aurait cru et il fut légèrement pris de court. Un grand cœur...? En l'espace de quelques minutes, il venait d'apprendre : qu'il était romantique et qu'il avait un grand cœur. Elle le portait en haute estime ou quoi...? Pas que ce soit faux, il pensait effectivement être plutôt généreux, mais il n'aurait pas été jusque-là. Sensible ? Pudique ! Maladroit ?! Il se recoiffa rapidement, se balançant d'une jambe à l'autre. Il n'était pas sensible, il était attentif. Il n'était pas pudique, il était discret, il n'était pas maladroit... Bon, si. Il était certainement un peu maladroit. Il est vrai que même s'il ne saisissait pas toujours pourquoi, ses paroles étaient souvent mal interprétées. Il était moins dur que ce qui ne se disait. Il s'empressa néanmoins de rectifier son analyse :

- C'est plutôt pas mal, mais je ne me considère ni sensible ni pudique.

Si la mauvaise foi ne l'avait pas rongé, il aurait fait un pas vers elle. Il voulait être plus proche, apprendre à la connaître. Par exemple, est-ce qu'elle lisait beaucoup de Stephen King ? Avait elle un auteur favori ? Tandis qu'il se faisait la liste de toutes les questions qu'il aurait pu lu poser, il ne put s'empêcher de remarquer (à moins qu'il l'imaginait ?) qu'elle le croquait du regard. Un frisson désagréable lui parcouru la colonne vertébrale. Qu'est-ce qu'il était censé croire ? Il n'était pas fou, si ? En plus, c'était une discussion sérieuse. Il voulait vraiment se faire pardonner et quoi qu'elle en dise, ses simples mots (et sa tenue ?!) ne suffisaient pas. Reste concentré Cassandre, c'est dans ta tête. Elle fit un pas dans sa direction. Très bien... ça voulait dire que lui n'avait pas à le faire... n'est-ce pas ? C'était une bonne chose, hein ? Tant bien que mal, il luttait pour soutenir son regard, il y vit une attirance dont il ne sut pas trop quoi faire. Satomi était jolie et il s'était surpris à la regarder plusieurs fois au cours de la soirée. Non, non, non ! Il était là pour veiller sur elle. Sa grand-mère le castrerait avant qu'il n'ose effleurer sa peau.

Trouvez lui-même... qu'est-ce qu'elle voulait dire par là ? Puis il ne pensa plus à rien lorsqu'il la vit se mettre sur la pointe des pieds. 31 ans de réflexes firent qu'il se pencha. Et seulement deux secondes pour qu'il le regrette aussitôt. Pour commencer, elle sentait beaucoup trop bon. En plus de cela, son souffle lui caressait la peau et il se sentit rougir, et comble de tout cela : elle lui lançait un défi. Et Cassandre n'aimait pas perdre. Alors il allait être obligé de trouver quelque chose. Il la toisa de longues secondes durant, les yeux ronds comme un hibou, déconcerté. Il ne savait pas comment réagir.


Son esprit se remit progressivement en route et il se redressa sans trop osé s'éloigner. Quelque chose... Trouver quelque chose... Il réfléchit à vive allure. Et dire qu'il s'imaginait qu'elle lui demanderait quelque chose en rapport avec son travail. Satomi était raffinée, elle voulait être considérée comme une adulte. Il pourrait lui donner quelque chose de sa cave à vin ? Elle aimait lire, il pourrait, il pourrait... Lui montrer l'énorme bibliothèque chez ses parents. Elle en avait sans doute une similaire, mais il fallait dire que la collection de son père était plutôt impressionnante. Tout était en anglais. Oui, ça lui ferait plaisir. C'était certain. Cassandre bu une gorgée de vin, le temps de reprendre ses esprits et prit un air important :

- Lors de notre première rencontre, j'ai remarqué que vous aimiez bien Stephen King. Mon père a une bibliothèque avec la collection complète. Tous les exemplaires sont signés par l'auteur. Venez à la maison et je vous les montrerai.

Il avait... Presque réussi à ne pas détourner les yeux. Au moins, cette querelle était derrière eux. Il avait trouvé un excellent moyen de se faire pardonner. Il avait un peu chaud, mais il était soulagé.



Plus pour très longtemps puisque l'autre bécasse venait de faire son apparition. Il pesta intérieurement. Elle avait un coup dans le nez. Sa cousine savait (un minimum) se tenir, aussi ce n'était pas trop visible. Mais lui l'avait remarqué. Elle s'approcha d'eux, rayonnante et Cassandre la toisait d'un œil excédé :

- Tu ne me présentes pas ?

Rigide, il se tourna vers Satomi :
- Miss Nakamura, je vous présente Rika Kato. Ma cousine et la fille Akiko Kato, qui travaille à la préfecture. Et Rika... j'imagine que tu connais déjà Mademoiselle Satomi Nakamura.

Rika offrit son plus beau sourire. Elle n'allait pas louper une chance de lui parler et d'embarrasser Cassandre au passage :

- Enchantée Mademoiselle Nakamura, j'ai vraiment beaucoup entendu parler de vous ! Je suis vraiment fan des voitures de votre père ! J'espère que Cassandra- enfin, je veux dire Cassandre, a été de bonne compagnie. Il est toujours si austère ! Franchement... Est-ce que je vous ai raconté la fois où il a rapporté un sac rem-pli de chrysalide à une fille ? Il y en avait partout, c'était une horreur. Et vous savez, il était déjà grand à l'époque, 11 ou 12 ans ? Enfin bref, s'il fait quelque chose de bizarre, vous m'appelez ! J'irais tout répéter à sa mère !

Réflexion faite, elle ne savait pas se tenir. Et ce soir, il allait commettre un meurtre.

Wow, Satomi venait de se moquer de lui. Cassandre foudroya sa cousine du regard. Il fallait toujours qu'elle le couvre de ridicule. L'alcool n'aidait pas non plus... Il calma en l'entendant l'assurer qu'il était de bonne compagnie. Quoi que "sage", n'était pas un adjectif qui l'affectionnait grandement. Ce n'était pas un enfant et encore moins un chien. Il s'était contenté de l'écouter avec un regard appuyé. Il laisserait couler parce que ça venait d'elle. Pour ce qui était de sa cousine en revanche...:

- J'avais l'intention qu'elle y découvre plein de papillons, j'ai simplement fait une erreur de calcul. Bredouilla-t-il

S'il avait tout à l'heure pensé qu'il n'était pas romantique, il avait la soudaine envie de défendre sa position. L'attaque était un peu injuste, quoi qu'il avait assez honte de cette histoire, mais il ne pouvait pas la laisser se moquer de lui ainsi. Il reprit d'un ton plus autoritaire, à l'intention de sa cousine, un sourcil arqué :
- Enfin, j'imagine qu'une personne qui ne prend jamais de risque et à qui l'imagination fait cruellement défaut ne pourrait pas comprendre.

Il conclut sa tirade par une gorgée de vin. Tandis que Rika mimait une expression outrée. Au fond, en dépit de ses manières un peu brusques, il la taquinait et elle le savait pertinemment. C'était d'elle dont il était la plus proche, avec son ami d'enfance et peut-être son père, elle faisait partie des personnes qui le connaissaient le plus. Quoi qu'il fallait avouer qu'il pensait tout de même ce qui lui avait dit, mais elle ne faisait que subir le retour du bâton.


C'est vrai que la discussion ne s'y était pas prêtée, mais Cassandre aurait voulu partager son admiration pour la marque de voiture à son père. Ses parents se fournissaient chez eux et il avait lui-même pris goût à leur véhicule. S'il en avait eu l'utilité et si sa conscience écologique ne l'avait pas rappelé à l'ordre, il aurait sûrement entamé une collection. La perspective d'un tour de voiture dans le dernier modèle... Sa cousine se tourna immédiatement vers lui. Il avait la certitude qu'elle le supplierait s'il refusait la proposition de la miss. Mais l'invitation était terriblement séduisante et il en mourrait d'envie.

- Puisque vous nous le proposez ci gentiment... Alors ça sera avec plaisir.
- Yes !! Fit Rika avec des étoiles dans les yeux.

L'inspecteur reprit d'un air grave, sans relever les façons excentriques de sa cousine :
- Je suis moi aussi un grand fan des voitures de votre père. Je reste convaincue que les modèles électriques sont les meilleures.

Il savait qu'avec cette proposition, Satomi ne faisait que ce qui était attendu de l'héritière des Nakamura. Reste que, sa proposition lui faisait réellement plaisir et il était heureux voir que depuis leur première rencontre, leurs échanges étaient devenus beaucoup plus cordiaux, voire même amicaux. Tout cela en mettant de côté le fait que Cassandre avait le sentiment que Satomi essayait de le charmer. Il préféra continuer à penser que cette hypothèse n'était que le fruit d'un mariage entre : sa solitude, le vin qu'il avait bu et son imagination.

- Un petit rafraîchissement ?

Un serveur s'était approché discrètement, et l'inspecteur remarqua immédiatement la bouteille de Macallan qu'il portait. Son whisky favori. Il n'en avait bu qu'aux grandes occasions. Comme sa mère lui répétait (sans cesse), il ne fallait pas abuser des bonnes choses. Cependant, ce soir, il était hors de question qu'il laisse passer une occasion pareille. Il termina son verre d'une traite avant de le re-déposer sur le plateau du serveur :

- Vous reprendrez bien quelque chose Miss Nakamura ?

Lui-même n'hésita pas à se saisir d'un verre et à commencer à la boire.

Allez, un petit dernier. Ce n'est pas tous les jours qu'on a l'occasion de boire un whisky pareil. Encore un autre, Rika n'aura qu'à conduire la voiture. Un autre de la même marque ? Quel goût est-ce qu'il peut avoir...? Cassandre enchaînait les verres et la soirée lui apparut soudain comme dans un rêve. Il n'avait pas remarqué que Satomi était si jolie, avec sa robe écarlate... Ah ? Maintenant ils portaient un toast. Enfin ! Pourquoi est-ce qu'ils étaient là déjà..? Aucune importance, il fit comme tous les autres et bu son champagne. Ne pas sortir du lot. Même avec tes deux mètres, ne pas sortir du lot. Il reposa précautionneusement la coupe sur le plateau du serveur, s'appliquant à ne rien casser. Surtout ne rien faire tomber. Il n'était pas ivre, il avait le contrôle. Il avait toujours, toujours, toujours le contrôle. Wahou, la soirée passait vite. Des canapés ? Ah oui, la petite Satomi avait mal aux jambes. Cassandre était vraiment stupide, il aurait dû le savoir, surtout les femmes et leurs talons. Quelle absurdité des talons... Deux bâtons collés sur des souliers pour paraître plus grand. Mais c'était plutôt joli, surtout avec des chevilles si fines...

Il faisait mille efforts pour paraître sobre (il n'était pas ivre !). Pas sûr qu'il y parvenait. Il la fixait d'un air béat, très concentré sur chacun des mots qu'elle prononçait. Comme s'il était sous l'eau et que sa voix ne lui parvenait pas bien. Où s'asseoir ? À côté de la petite Satomi. C'est vrai que ça faisait un moment qu'ils étaient debout. Il avait chaud, il observa les lustres au plafond. Ça faisait comme pleins de petits bouts de verres qu'on aurait suspendu... Ah, elle lui pose une question.






Pris de cours, il resta silencieux de longues minutes, perdu au milieu de ses angoisses, ses peurs, son puritanisme incessant. Il en avait marre. Son proche, dont il taisait toujours le nom. Ce proche, qu'il n'oublierait pourtant jamais. Cette question... une douleur vive dans la poitrine. Ils avaient passé toute leur enfance ensemble, pour qu'il l'insulte de la pire des manières. Trois mots, pour briser une amitié. "Tu me dégoûtes." Cassandre lavant sa culpabilité à coup d'idéaux grandioses. Devenu membre de la BAV pour se rattraper, créer un monde où la mère de son ami n'aurait jamais eu à se cacher. Elle aurait été prise en charge, il n'en aurait pas souffert. Un monde... où il lui aurait tout avoué. Un monde ou lui et Cassandre...

Il était toujours là, la tête vers le plafond, les yeux dans le vide. Il inspira, les mots fusaient dans son esprit, mais il devait les remettre dans l'ordre :

- On peut dire ça. C'est lui... qui m'a initié à ce monde. On s'est perdu de vue, parce que j'ai été un imbécile. Ensuite, on s'est retrouvé et une nuit, il m'a appris l'existence de la BAV. Je voulais faire quelque chose de bien pour lui.


Il passa sa main sur ses yeux. Il était revenu le voir en rampant. Il s'était surpris à trembler, rougir, espérer. Il avait cru qu'un moment partagé dans ses draps aurait pu tout arranger. Cassandre ne méritait pas d'être pardonné. Il aurait aimé dire qu'il ne le souhaitait pas, mais au final, c'était toujours pareil. Des paroles balancées sans réfléchir, puis des remords. "Mon ami, mon ami", c'est en ces termes qu'il parlait de lui. Sauf qu'ils n'étaient plus rien. Depuis dix ans. "Passe à autre chose mon vieux..."

- Ils ont beaucoup de pouvoir. J'en ai fait les frais. J-J'oeuvre pour la paix. J'essaie.


Il laissa sa main retomber mollement sur le velours et redécouvrit les milliers d'étoiles scintillantes. Il avait blessé la petite Satomi... elle aussi. Stop. Malgré les regrets, un pas après l'autre, il continuerait son travail. Pour elle aussi...oui pour elle aussi, c'était dur. La perte d'un parent, ce fantôme qui plane dans chacune des conversations de la demoiselle. À sa place, il hurlerait en silence...probablement. Il balancerait toutes les affaires de son bureau contre le mur. Il casserait tout. Et après, à l'aube, il rangerait, balayerait, s'habillerait et y irait travailler, comme si de rien n'était.

Il se tourna et se rapprocha soudainement, faisant face à Satomi. Il devait lui dire, c'était très très important.

-Miss Nakamura. Si vous avez quelque cœur sur le chose. Euh, je veux dire, quelque chose sur le cœur, il faut le dire. Pas qu'avec des mots, c'est bien compris j'espère ? Frappez-moi, ou vous pouvez me dire, plus tard, pas maintenant, toutes les choses qui ne vont pas. Parce que moi, je suis là pour ça. Je suis là pour vous, c'est clair ? Attendez...


Cassandre sortit son téléphone de sa poche. Il lui glissa des mains. Shit. (Venait-il de jurer à voix haute ?) Il le ramassa. Le déverrouiller : un nouveau casse-tête pour l'inspecteur. C'était quoi son code ? Il tapait des combinaisons aléatoires. Ah. ll n'avait pas de code en fait, il fallait juste son empreinte. Il examina ses applications, extrêmement concentré. Il lui fallait quelque chose avec des chiffres. La calculatrice. Il l'ouvrit et y tapa son numéro de téléphone, avant de se pencher vers Satomi pour lui montrer. Elle sentait vraiment, vraiment, vraaaaaaaaimeeeeeeent bon :

- C'est mon numéro Mademoiselle. Tenez, prenez le téléphone et notez-le. I-il faut... Je veux dire...rien ne sert de s'apitoyer sur son sort. Ok ?! Toujours avancer. Je vous remercie pour l'intérêt que vous portez à mes motivations.