Il me fait rire, le boss. Il fait tout sérieux, comme ça, mais en vrai, pour réussir à comprendre ce que je raconte alors que je suis à moitié étouffé par mes bandages, il a soit des passe-temps inattendus, soit il a eu des jours un peu mouvementés dans sa vie. Je termine de me soigner et je sors mon téléphone pour envoyer le message pour signaler notre position, et la masse de victimes de vampires qu'on a, incluant de nouveaux servants crées illégalement.

On continue à avancer, et sans surprise, je vois quelques visages croisés dans les bars à hôtes et hôtesses les plus malfamés, quelques résidents du royaume de carton, des sans-abris, des marginaux, des gens en marge de la société. Des gens qui ne seraient pas signalés comme disparus. Des gens qui ne manqueraient à personne. Je prends la lampe, ma lampe, quand elle m'est tendue, mais je suis ébaubi de ce qui est arrivé à ces gens. Juste parce qu'ils sont des cibles à risque, ils sont traités comme... moins qu'humains?

Je ravale ma colère parce qu'elle ne sert à rien, juste à temps pour voir l'échange entre le boss et une des victimes. J'arrive pas à m'empêcher d'éclater de rire, ce qui est désagréable dans mon état, mais bon sang, j'ai tapé dans le mille, il est vraiment nul avec les victimes. Je secoue la tête, encore amusé.

"Eh, c'est rien, boss, vous êtes rouillé, on appelle les chefs que pour les méchants, maintenant, laissez les autres aux petits enquêteurs comme moi."

Je lui fais un clin d'oeil qu'il ne voit probablement pas et commence à faire le tour des victimes, leur parlant doucement, leur rapportant de l'eau quand un des autres enquêteurs en ramène, les libérant au fur et à mesure, essayant de faire mon travail. Je ne pose même pas encore de questions, pour l'instant. Chaque chose en son temps, avec un traumatisme pareil. D'abord mettre les gens en confiance, un petit mot gentil, un ton rassurant. Et ensuite un deuxième tour avec un mot compatissant, et les langues se délient. Ceux qui sont blessés, ceux qui n'ont pas été croqués encore. Ceux qui ont vu et croient mordicus (*ironie*) à l'existence des vampires, contre ceux qui croient que c'est juste un culte bizarre.

Ceux-là auront des informations et poseront moins de problèmes, donc je les renvoie vers un groupe d'enquêteurs qui sont restés derrière. Je garde les moins cohérents avec moi, et j'envoie ceux qui soutiennent que des vampires les ont attaqués avec un autre groupe d'enquêteurs. Y en a même un qui trouve ça trop génial. Il va être compliqué, lui, je crois, et je l'envoie vers le boss. Qu'il traite le client compliqué. Moi je rassure les miens en attendant les ambulances et tout ça.

Pour les jeunes servants, j'imagine que le CFS aura des choses à leur dire pour les préparer à la non-vie qui les attend. Et pour le reste... Mon petit groupe a l'air en souffrance plus qu'autre chose, sursautant au moindre bruit. Mais j'aime parler avec les gens, je suis bon à ça. Une petite plaisanterie, un geste, un mot gentil. C'est souvent suffisant. Je fonctionne moins efficacement avec les vilains, je dois admettre. Mais les gens qui n'ont pas eu le choix que de vivre ce qu'ils ont vécu... ça je peux le comprendre. Après tout, je l'ai vécu. J'ai été ces gens à une époque de ma vie. Mais les miens ne nous apprendront rien. Le boss aura peut-être plus de chance.

Tout le monde avait assisté à son exploit et Dewei ne manqua pas de le souligner par un rire qui résonna sur toutes les parois de la caverne. Ça ne lui plut pas et il lui adressa un regard assassin. Il avait bien compris qu'il s'y était mal pris, ce n'était pas la peine d'en rajouter. Il se consola en constatant que son équipe était efficace, il n'avait rien à y redire. En revanche, il ne pouvait pas comprendre pourquoi Dewei, qui était couvert de sang, effrayait moins les victimes que l'inspecteur. C'était à ne rien y comprendre. Ils avaient formé plusieurs groupes. Les blessés, les apeurés, les servants...

Il éprouvait beaucoup de compassion pour ceux-là. Qu'une personne soit sauvée par un vampire, il pouvait l'admettre. Mais qu'elle soit kidnappée et transformée, contre le gré, à son insu... Il aurait pu être dans le lot. Il y avait même peut-être déjà été. La pilule allait être difficile à faire passer. Ils avaient échappé au pire au moins.

Son collègue eut la délicate attention de lui envoyer l'excentrique du lot. Enfin, être inspecteur ne dispensait pas de travail, il devait lui aussi s'y mettre. Être patient, être courtois, hocher la tête, les trois mots d'ordre de tout enquêteur qui se respecte. Il eût du mal, beaucoup de mal. Il avait levé le sourcil plus d'une fois. Il écouta néanmoins sa petite tirade. C'était "l'événement de sa vie !" et "Ma mère ne me croira jamais quand je lui raconterais !" suivit de "Je dois absolument faire une story Instagram." Est-ce qu'il était tombé sur la tête...? Cassandre lui expliqua gentiment que, qu'il ne pourrait, très malheureusement, pas répondre à sa dernière demande :

- Et puis vous n'avez plus de téléphone.

L'autre ne déchanta pas et continua à lui raconter ses aventures palpitantes dans les moindres de détail. Il avait au moins l'avantage d'être utile. L'inspecteur sortit un calepin et un stylo de sa poche et pris des notes, priant pour que son interlocuteur ne soit pas totalement fou, ou mythomane. Cassandre parvint à hocher la tête plusieurs fois, feignant la surprise, comme un parent face aux découvertes improbables de ses enfants. L'autre le regardait maintenant des étoiles pleins les yeux, heureux de ces récentes péripéties :

- C'est vrai que c'est incroyable. lui répondit-t-il platement. Vous devriez nous suivre aux postes pour raconter ça aux autres enquêteurs. On a jamais entendu pareil récit. En fait, ils sont tellement impatients d'entendre vos histoires que je crois qu'on va vous y emmener dès que possible. Ne vous inquiétez pas, vous aurez tout le loisir de prévenir vos proches juste après. Non, on ne pas vous prêter nos téléphones... c'est un réseau fermé, on ne peut contacter personne de l'extérieur.

C'était gros. Il avait déblatéré tout cela très mécaniquement, mais au moins, il semblait disposé à les suivre sans faire trop d'histoire. Il attrapa un vampire qui passait par là par le bras et lui souffla discrètement :
- Après l'interrogatoire, vous effacerez la mémoire de celui-là en priorité.

Il reporta son attention sur Dewei, qui ressemblait plus à un tueur en série qu'un membre de la BAV. Il allait leur tomber dans les bras si ça continuait. L'inspecteur s'approcha :
- Ça suffit, restez ici. Lui intima-t-il en désigna le mur.

Il désigna un autre enquêteur :
- Vous vous occupez de son groupe.

Les miens commencent à se calmer, et avec eux, l'adrénaline de tout ce qui s'est passé, et de s'occuper de quelqu'un d'autre par-dessus moi-même, commence à s'estomper. Les centaines de petites douleurs d'un combat commencent à se faire sentir, de l'articulation qui s'est un peu tordue dans un coup qu'on a mal envoyé, aux bleus qui débutent leur voyage chromatique, jusqu'aux morsures qui brûlent comme des centaines de griffures de chat. Alors qu'il y en a moins d'une dizaine. C'est toujours une saleté de se faire mordre par un vampire, je déteste ça, même si c'est pas la première fois.

Tout ça pour dire que là où j'en suis, je reste accroupie à côté de mes victimes à leur parler doucement, parce que je suis à peu près persuadé que si je me lève, je ne tiens probablement pas debout. Enfin, je pense qu'une fois debout ça devrait aller. Comme là, accroupi, ça va. C'est la transition entre les deux qui va faire mal. Mais tout ça pour exprimer que quand j'entends le boss arriver, avec l'air toujours aussi enthousiaste, je me demande ce qu'il va vouloir.

Je le regarde, pas certain de comprendre. Il veut que je me relève, alors que je fais un truc qui me garde à peu près dans le moment, pour m'envoyer au coin contre un mur, à ne rien faire, et refiler mes gens, avec qui je viens de créer un petit lien, à un autre enquêteur qui va devoir tout recommencer à zéro. Mon instinct initial me dit de protester cette décision totalement débile. Mon deuxième instinct me dit que je suis en mauvais état. Et le troisième, sur lequel je m'arrête, me dit que les victimes n'ont pas besoin que je fasse un scandale. Du coup, je fais signe à l'autre enquêteur, le présente aux victimes pour qu'ils n'aient pas peur, et j'escalade à moitié son bras pour me relever. C'est un vampire, il remarque à peine le poids, si ce n'est un petit regard inquiet parce que je dois pisser le sang de partout et que l'odeur est dégueulasse pour lui.

Je prends une bonne minute pour essayer de tenir debout et tenter un pas, qui n'est pas au summum de la stabilité. Mais je suis trop têtu pour ne pas au moins protester un peu. Sans faire un scandale, le moment est passé.

"Je vais aller à l'entrée de la grotte pour attendre les renforts. Comme ça, ils auront plus rapidement les infos, et je serai aussi plus vite pris en charge."

Je hausse un sourcil comme pour lui dire "ça vous va, boss?" un tantinet ironiquement. Je ne suis pas un fan d'ordres, et de plein de trucs. Sans attendre sa réponse, j'avance à pas prudents jusqu'à l'entrée, ignorant les regards des copains. Je me suis bien battu, mais je suis aussi humain. J'entends déjà Shiomi se foutre de moi dans un coin de ma tête. Oui, oui, je suis un faible humain, je sais...

En fait, c'était même pire que ce que Cassandre aurait cru. C'était à peine s'il tenait debout, et lui n'avait pas envie d'avoir un blessé sur les bras. Il n'était pas particulièrement convaincu par ses explications et soupçonnaient même que ce n'était qu'une excuse pour défier ses ordres et ne pas l'avoir sur le dos. Si c'était par fierté mal placée ou par inconscience, ça, l'inspecteur l'ignorait. Une chose demeurait cependant : il ne pouvait pas le laisser comme ça. Il ne releva pas et avec un soupir, il prit son téléphone et appela rapidement le QG pour demander depuis combien de temps l'équipe supplémentaire de renfort était partie et si elle n'allait pas trop tarder. "Ils seront sur place d'ici une dizaine de minutes" Dix petites minutes, ça irait. Dix petites minutes à empêcher Dewei de se tuer. Cassandre le gardait à l'œil, tout en supervisant le reste de ses équipes. Un autre inspecteur était en chemin et bientôt, cette interminable journée toucherait à sa fin. Pas tout à fait puisqu'il devrait bientôt plancher sur son rapport, le présenter au Chef, mentionner l'insubordination du vampire, taire sa propre incompétence et glisser que Monsieur Sakurai avait très bien fait son travail. La nuit, la semaine... serait longue... et le repos... hors d'atteinte.

Leur équipe supplémentaire arriva bientôt. Cassandre les invita à rentrer et leur fit un brief rapide de la situation, ajoutant que son collègue était blessé et qu'il le ramènerait lui-même au QG, voire aux portes de l'hôpital. Ils ne posèrent pas de questions, surtout au vu de l'allure (pour la moins sanglante) de l'intéressé. De plus, même s'il n'avait le nez assez fin pour le remarquer, il supposait que les autres vampires se passeraient bien de l'odeur prenante que son sang laissait dans cette petite grotte renfermée. "C'est une infection..."  geignit l'un d'entre. Belle considération pour son confrère.

Tout comme eux, les véhicules de l'équipe de renfort étaient garés à l'orée de la forêt, soit à une vingtaine de minutes de marche. Ok, lui et l'enquêteur pouvaient partir, mais il ne tiendrait jamais le trajet. Ne restait qu'une solution. Il n'y avait pas le choix. Sans crier gare, Cassandre surgit derrière Dewei.

- Monsieur Sakurai, ne couvrez pas la BAV de honte et évitez de mourir. On y va.

Il prit Dewei par la taille, le posa sur son épaule et commença à avancer. Ce n'était pas bien difficile, il était aussi léger qu'une fille. Presque aussi petit d'ailleurs. Et puis il avait les cheveux longs aussi. Il ne se souciait pas de savoir s'il se débattrait ou non. Il n'en avait sûrement pas la force de toutes façons. Bref, une bonne chose de faîte.