Alors qu'il avait préparé chaque tâche de sa journée avec une efficacité dont son ancien majordome aurait été fier, un perfide grain vint se coincer dans l'engrenage. Une demande, envoyée par ce démoniaque internet et ses vils messages. Il soupira, repoussant son parfait carré derrière son oreille avant d'ouvrir le message intitulé "URGENT : Modification d'identité". Il détestait ce mot, urgent. Travailler dans l'urgence faisait monter son adrénaline, et chaque micron de cet élément agitait le monstre. Même quand l'excitation venait d'une montagne de papier. Car les gens pensaient certainement qu'ils pouvaient simplement claquer des doigts, et une identité nouvelle était créée ! Que nenni ! Il devait trouver des noms qui n'avaient pas été utilisés trop récemment, faire les bascules de compte, les demandes de passeport et de carte de crédit, les certificats de naissance d'un côté, et de décès de l'autre, gérer toute la procédure notariale... Les douze travaux d'Hercules dans ce tout petit "URGENT".

Il s'étira et regarda son horloge. Il travaillait huit heures d'affilée, aujourd'hui, ce qui n'arrivait que deux jours dans la semaine, et le message était arrivé tôt. Il soupira et installa le casque sur son crâne, appelant le département médical pour régler les certificats nécessaires. Il lança la recherche de noms, puis les démarches bancaires. La dernière chose était d'extraire la photo pour éditer les nouvelles cartes. Il releva la tête plusieurs heures plus tard, faisant quelques pas pour se dégourdir un peu. Il alla discuter avec sa collègue pendant quelques minutes, avant de retourner finir ses tâches prévues, qu'il dût expédier un peu.

Une heure avant son départ prévu, un employé à l'air hagard lui remit en mains propres la totalité des documents demandés. L'efficacité d'une population sans besoin de s'arrêter pour manger, se reposer, aller aux toilettes, le tout pour une paie misérable. Il était parfois sévèrement marqué par la ressemblance avec l'esclavagisme contre lequel il avait lutté pendant... non, mieux valait ne pas se souvenir de tout cela. Il soupira et attrapa la pochette, son ordinateur portable, d'autres machines du démon, en réalité, avant d'attraper son blazer. Il l'enfila par-dessus son pull noir à col cheminée, lissant son costume d'un gris-bleu complimentant agréablement ses cheveux, et partir pour tout livrer à la BAV et à l'auteure du fameux message.

Il avait fait une quinzaine de pas avant de devoir revenir en arrière. Partir avec sa sacoche était mieux, malgré tout. Il refit le trajet, accélérant un petit peu. Il arriva à l'entrée des locaux de la BAV, présentant sa carte du CFS pour obtenir l'accès, avant de demander le chemin pour atteindre le secrétariat. Sun-Hi Kim. Il tournicota un peu, probablement un peu perdu en plus du reste, avant d'être amené par un enquêteur à qui il lança un grand sourire. Il le reporta sur la jeune femme.

"Bonjour ! Êtes-vous Sin-Hi Kim? Clarence Paine du CFS, j'ai les papiers que vous m'avez demandés."

Il attendit sagement à la porte, se demandant comment cela allait se passer. Il avait l'air très jeune, mais elle était parfaitement informée de la nature vampirique des membres du CFS, donc elle ne serait probablement pas choquée. D'autant moins que quelques enquêteurs ici n'avaient pas l'air bien plus vieux. Et étaient aussi beaucoup moins grands, ajoutant à l'illusion. Il maintint son sourire. Il aimait rencontrer de nouvelles personnes. Et qui disait humain disait potentiellement enfants. Et la possibilité de faire sa publicité. Faire une pierre deux coups, en somme.

La jeune femme avait l'air charmante. Fort heureusement, car il aurait pu avoir une réaction moins cordiale si quelqu'un lui avait fait une remarque sur l'heure de son arrivée, ou la qualité de son travail, surtout au vu de des contraintes temporelles qui lui avaient été imposées. Il lui sourit donc et cessa de prêter attention au détective, ou enquêteur, il ne savait pas bien, qui l'avait amené ici. Il tenta d'enlever son blazer avant d'avoir posé ses affaires, manquant de tout faire tomber, mais il se reprit, posa tranquillement son ordinateur et ses papiers, puis retira sa veste avant de s'asseoir, sur son ordinateur.

Son sourire ne bougea pas, mais il haussa un sourcil, avant de tout remettre en bon ordre. Il finit de s'installer et hocha la tête en direction de la jeune femme.

"C'est très gentil, mais le café n'a pas beaucoup de goût pour moi. Cependant, j'apprécie l'odeur, donc si vous voulez en prendre un, ça ne me pose pas de difficulté."

Il alluma son ordinateur, laissant le temps à la machine de se lancer pendant qu'il continuait à discuter tranquillement.

"Les demandes urgentes ne sont pas vraiment les bienvenues, je dois admettre. Mais au fil des ans, le CFS s'y est adapté, et nous avons un système qui nous permet d'y répondre." Il fronça les sourcils, mais conserva son sourire. "Que ça ne devienne pas une habitude malgré tout."

Il lança le programme dont il avait besoin, et lui tendit les enveloppes avec tous les documents.

"Il ne reste que quelques petites formalités à régler en direct, d'où ma présence. Normalement, tout cela se fait tranquillement, mais les circonstances..."

Il haussa une épaule et lui montra le logiciel d'un mouvement de menton. Il en l'avait pas quittée des yeux, mais il n'avait pas cessé de taper ses commandes. Il connaissait le logiciel par coeur, et il avait plongé dans l'étrange monde de la sténographie. C'était presque une société secrète, avec des compétences obscures pour la plupart des gens. Et une forme de contrôle total de son environnement informatique qui le fascinait. C'était probablement étrange pour la plupart des gens, mais il savait que certaines personnes seraient fières de lui pour ça. Il termina de rentrer les données et tourna l'ordinateur vers la jeune femme.

"Voilà, il ne reste plus qu'à vérifier les informations, tout valider, les données biométriques, et tout sera bon. Vous êtes ici depuis longtemps? Je n'ai pas souvenir d'avoir déjà reçu de messages de votre part."

Il n'avait jamais été un grand orateur, et ces derniers siècles n'avaient rien arrangé. De tout leur entretien, son sourire n'avait pas bougé. Il était un peu figé et vide, ce sourire, plus présent par habitude que par volonté, quelque part. Cependant, il appréciait discuter avec des adultes aussi, de temps en temps.

Clarence prit le temps de regarder la jeune humaine, un peu déçu. Les agents de terrain humains n'avaient pas souvent de famille, de son expérience. Dommage pour sa propre entreprise, mais c'était ainsi. Cela dit, l'espoir n'était pas mort, elle était posée, désormais, dans un emploi administratif. Peut-être que dans quelques années, elle aurait des enfants à lui confier. Il était conscient, quelque part, d'être hautement égoïste et peu empathique sur ce sujet, mais il avait ses propres démons, et n'avait pas la force mentale de soutenir ceux de quelqu'un d'autre, en plus de tout le reste. Enfin, tout le reste...

Il conserva son sourire en lui montrant les dernières données à vérifier, inspirant profondément pour sentir le café. Il appréciait les odeurs fortes, car le démon les détestait. Cela l'empêchait d'être tenté, en quelque sorte. Il savait que les enquêteurs humains n'étaient pas véritablement comestibles, et inconsciemment, cela l'aidait aussi à être plus à l'aise avec cette femme. Elle avait l'air gentille, au moins. C'était beaucoup, par rapport à d'autres.

"Ne vous inquiétez pas, malgré tout, ils ne sont ni les premiers,n i les derniers à se laisser aller et perdre pied avec la réalité de l'humanité. Le Japon est beaucoup moins laxiste que certains autres pays, sur ce sujet."

Il sourit pour essayer de ne juste pas réfléchir à ce qu'il venait de dire. De ne juste pas se rappeler de ce sentiment de puissance et de supériorité ressenti au début de sa seconde vie, où chacun pouvait, en toute impunité, tuer et se gorger. Il se racla, inutilement, la gorge, pour se reprendre, sans perdre son terrible sourire un peu vide.

"Ah, oui, je suis au CFS depuis... je ne sais plus exactement, quelque chose comme soixante-dix ans? Depuis peu, je travaille à mi-temps, cependant. J'ai décidé de profiter un peu et de faire ce que j'aime, vous voyez?"

Pendant quelques instants, le sourire se fit plus sincère, son regard se plissant et montrant une étincelle de vraie joie. Il adorait travailler avec les enfants. Ils étaient, étonnamment, la population avec laquelle il avait le moins de problèmes. Ses instincts protecteurs surmontaient le béant trou affamé qu'était son démon. Il revint cependant à des préoccupations plus pragmatiques.

Et voilà, nous avons terminé avec les formalités. J'espère que tout le reste se passe bien? Et je me demandais, vous avez des hobbies?"

Sa question pouvait paraître intrusive, mais elle n'était pas du tout d'intention maligne, cependant. Il appréciait simplement de discuter avec des gens, et certains de ses collègues n'étaient pas spécialement bavards ou agréables. Alors il profitait d'avoir trouvé un terreau fertile de politesse, a minima. C'était, finalement, une bonne journée.