Noah ne savait pas s'il y avait un syndicat des vampires, mais sa patronne était catégorique : il ne pouvait pas faire d'autres heures supplémentaires. Est-ce quelqu'un était sur son dos ? Mystère. Dans ces conditions, il était bien obligé de rentrer chez lui et de se tourner les pouces quelques heures avant d'entamer la nuit. Et puis, il devait absolument racheter des croquettes et du chanvre pour ses deux monstres préférés. Ce qu'il essaya de faire. Essayé, parce qu'il n'arrivait pas à se repérer. Il n'aimait pas tellement la froideur des bâtiments contemporains. En plus d'être dénués de personnalité, chaque mur n'était que le reflet des trois autres. En d'autres mots, on n'y comprenait rien.

Une voix le héla, et Noah tourna un regard plat vers un jeune homme. Même taille que lui, brun, tatoué, des yeux aussi noirs que les abysses. Il ne lui inspira rien du tout et ne put qu'observer son haussement de sourcil sans rien répondre en retour. Il leva un doigt interrogatif vers sa personne, l'air de dire "...Moi ?". En fait, il mit du temps à comprendre qu'on s'adressait à lui, que c'était bien cette personne qui l'avait interpellé, et qu'il était en train de se faire draguer par un homme. Quand l'information atteint ses neurones, il se détendit et se fendit d'un sourire tranquille. Donc, c'est ce que devait ressentir les femmes...? Noah aurait dû se sentir flatté, mais il était trop occupé à se demander si le garçon arrêtait tout le monde cette façon et si cette technique avait déjà fonctionné avec quelqu'un. Il salua néanmoins son cran. Oh, ça serait vraiment trop dommage de laisser les choses se terminer ainsi. Après plusieurs longues secondes, il répondit sereinement :

- Non, mais je peux t'indiquer le chemin de ma chambre.

Et maintenant quoi ? Les mains dans les poches, il s'était tourné pour l'avoir bien en face et il le toisait, curieux de savoir s'il pousserait la plaisanterie plus loin, ou si, surpris d'avoir une réponse, il balbutierait une excuse avant de s'enfuir. Si ce n'était pas encore assez évident, l'autre ne tarderait pas à entrevoir les airs satisfaits que Noah arborait derrière son sourire de miel.

L'autre laissa éclater un rire franc. Visiblement, il ne s'attendait pas à recevoir une telle réponse. Noah en profita pour le détailler des pieds à la tête une seconde fois. C'était un gamin. Il ne battit cependant pas en retraite, refusa joyeusement son invitation. Dommage, parce qu'il l'aurait mené jusque chez lui, lui aurait passé la main dans le dos, l'aurait plaqué, sur son lit, attaché les poignets et... il serait reparti faire ses courses. Le croissant de lune sur son visage s'accentua à cette idée. Qu'il puisse penser qu'il allait passer un agréable moment en sa compagnie, juste pour voir ses espoirs ravagés et son expression émoustillée... Noah en retirait une satisfaction presque suspecte. Non, monsieur avait des principes. Le vampire battit innocemment des cils, comme si tout ça n'avait été qu'une mauvaise blague et que, bien sûr, il n'était vraiment pas question de jouer les proies faciles.

Ah ! Il n'abandonnait tout de même pas. Il pencha la tête pour le considérer sous un angle différent avant de se défaire de son rictus et de demander d'une voix ronronnante :

- Ouais, on peut faire ça. Laisse-moi t'inviter à prendre un verre dans un karaoké et je te montrerai peut-être. On ne fera rien de bizarre, sauf si tu insistes. Il continua d'un ton doucereux : Tu as préparé tes plus belles phrases rien que pour moi ? Je suis épaté.


Ça ne volait clairement pas très haut, mais il pousserait la plaisanterie aussi loin que possible. Il ne refuserait pas un verre gratuit, voire un repas, si ? À moins que l'idée de se retrouver seul, à l'abri de tout regard avec Noah l'inquiétait...? Il guettait la moindre gêne sur son visage avant de redresser la tête :

- Tu en as d'autres des comme ça ? Parce que je ne m'en lasserai pas.


Il ne cherchait pas à la caresser dans le sens du poil, mais était curieux de voir combien de phrases est-ce qu'il lui avait en stock et à quel moment Noah noterait un changement d'attitude. Tant pis pour les rattes, il avait encore le temps de faire un détour. Vu cette manière d'aborder les autres, il supposait qu'il n'avait pas d'expérience et qu'effleurer le bas de son ventre, ou déposer nonchalamment une main le long de son torse suffirait à le déstabiliser. Il lui tardait de trouver un endroit plus intime pour pousser l'expérience.

Qui crois-tu donc tromper, caché derrière ton sourire de porcelaine ? Au fond, tu es inconscient, tu attends la mort. Bah, aucun affront ne lui avait été fait, le petit n’avait rien à craindre. Si ce n’est qu’il entortillait cet inconnu autour du fil qu’il tissait. Noah lui renvoya un visage similaire avant de feindre une mine réfléchie :

— Hmm… j’aurais juré avoir lu toutes ses phrases sur Internet… c’est fou.


La suite le surprit légèrement, mais il ne résista pas, guettant ses mouvements, indifférent, comme s’il n’habitait pas sur la même planète. Pas si casse-cou donc… l’autre ne tenait pas à finir la gorge tranchée au détour d’une ruelle. Poltron peut-être, ou rattrapé par son instinct de survie. Dieu en fut ravi. Son interrogation l’amusa même beaucoup. Elle était tout aussi contradictoire que légitime. Les actes suivirent les mots, et il s’éloigna, imposant ainsi une distance plus convenable. Alors c’était comme ça, Noah n’était qu’un jouet. L’ennui avait motivé ses actions. Un passe-temps original. Il ne s’en offusqua pas et répondit par un sourire angélique :

— C’est toi qui m’as abordé il me semble. C’est une éventualité à laquelle tu aurais dû te préparer.


Il le scanna des pieds à la tête. Il respirait la provocation. La vérité, c’est qu’il aurait fait n’importe quoi pour jouer les rebelles :
— Ce que je trouve étrange, moi, c’est que tu m’adresses la parole, puis que tu te dégonfles en te rendant compte, seulement après coup, que je suis peut-être un psychopathe ou un violeur. Il fallait y penser avant. Qui ne te dit pas que j’ai un flingue et que je m’apprête à le sortir pour t’obliger à me suivre quelque part ?


Haha, mais Noah ! Tu as un flingue ! Curieuse coïncidence… ça fait longtemps qu'il n'a pas rugi d'ailleurs.

Parfaitement immobile, il surveillait sa proie. Un pas, puis un autre, il s’approche, sort quelque chose de ses poches…
— J'aimerais être une feuille-morte devant ta porte pour que tu m'écrases par ta beauté à chaque fois que tu sors de chez toi.


Dans une attitude au summum du kitsch, le brun tendait les doigts en mode finger-guns et lui révéla son expression la plus charmeuse, le tout appuyé par un clin d’œil exagéré. Il se redressa puis s’inclina légèrement :

— Au fait, moi c’est Noah, je suis barman dans le quartier de Shibuya.

Pour toute réponse, Noah battit simplement des cils. "Tu ne respires peut-être pas la gêne ou le malaise, mais tu restes assez pudique pour refuser une fougueuse entrevue avec moi." s'abstint-il de rétorquer. Il touchait sa limite du doigt, petit plaisir coupable qu'il s'autorisait. Pour autant... violeur ou pas, l'étrange inconnu n'avait pas sourcillé. Le vampire ne s'autorisa toutefois pas à considérer cela comme une preuve de prudence ou de folie. Soit, il feignait la bravoure, car mieux valait bomber le torse plutôt que d'avouer être une proie facile, soit il avait furieusement envie de mourir. Autre option : c'était Noah la petite brebis égarée. Oh, tiens, ça ne serait pas plus mal. Son expression se fit plus douce :

— C'est de la provocation.

Évidement, il ne tuerait pas un gamin qui n'avait rien demander. Pas question non plus de sortir son arme en pleine rue. Quel exemple serait-il donc pour la jeunesse ? Encore une preuve que le monde partait à la dérive. Rah, cultivons l'espoir que Diable ! Le jeu n'était pas encore fini, une autre réplique toute dégoulinante de nullité lui fut lancé. Il l'accueillit par un sourire qu'il savait ravageur.

— Trop cool. C'est pas japonais ça, Ethan. Tu viens d'où ?

Quand la vie est vide, on la rempli de tout ce qui nous passe sous la main. Du chagrin, des grands rêves d'aventures, des amourettes, de la colère. Ethan aimait parier. Tomber sur un gros nullos ? Un taré ? L'amour de ta vie ? Rien de plus excitant pour tromper l'ennui, berner la douleur. Trop de temps à perdre gamin, ça me déprime tellement que je pourrais en pleurer.

— Et tu t'ennuies "la plupart du temps", je t'attendrais dans ce cas. Mais j'ai plutôt l'impression que c'est moi qui illuminerais tes nuits... ou tes jours. s'empressa-t-il de rajouter.

Sans pudeur, Noah jouait sur l'ambiguïté. Il lui avait donné le ton, il n'avait plus qu'à tirer sur le fil qu'il lui avait lancé. Pour l'instant, il glissait entre ses doigts, avec une résistance en somme toute mesurée. Il reprit plus sérieusement :

— Tu veux aller boire un verre ?

Ça ressemblait vraiment à une proposition de rendez-vous galant. Le brun n'était pas étranger de la chose, en revanche, il n'avait jamais fait que de boire des coups en toute amitié avec des hommes. "Entre couilles" rajoutait certain avec finesse. Les dates, ça, il ne les réservait que pour les demoiselles. Plus que sa libido ou un vain désir de plaire, c'était son intérêt pour le personnage qui le poussait à continuer. Il ne pouvait pas faire autrement que d'être fasciné par ses sujets, leurs limites. Mais aussi, et il devait se l'avouer, au fond, il avait vraiment vraiment vraimeeeeeeent envie de savoir si ses nerfs tiendraient. Il n'était pas si sondable que ça. C’était bien. Avec un peu de chance, c'est Noah qui aurait peur, qui serait mal à l'aise. Et si en fait, tout se passait parfaitement normalement... Mille pour l'humanité ! Et pour Dieu ! Puis, zouh, au lit pour plonger dans un sommeil sans rêve. Tellement beau, et tellement ennuyeux qu'il serait prêt à en mourir.

En bref : il avait complètement oublié ce pourquoi il était venu.

Ainsi, il avait accepté. Le vieux monde, terre des porcs avides de pouvoir. Ils n'avaient été bons qu'à multiplier et à répandre le nombre de gorets sur terre. Mais, ce nom avait son charme... petit-fils de Judas, le traître... À moins qu'il ne soit un héros ? Noah se demandait si l'Ethan qu'il connaissait était aussi excentrique que celui qui se trouvait en face de lui. Cheveux bruns, goût du risque... Tatouage délicatement apposé sur le cou. Papier délicat qui entoure ce sang qui pulse... Entre yakuza et jeune en quête d'identité, mon cœur balance ! Il le considéra rêveusement :

- C'est mignon. Ethan signifie fort et courageux ! Tu le savais ?

Un défi, il en demande de plus en plus. Il se demandait ce qu'il pourrait bien faire de lui. Il haussa les épaules avec un air faussement découragé. Les enfants de nos jours, n'avaient vraiment plus aucune idée du danger. Combien d'inconnu aurait-il suivi à son âge ? Tous ces jeunes au destin tragique. Lui payer un verre, Ethan le laissait donc prendre les rênes. Du moins, c'est l'illusion qu'il donnait, mais cet abandon de pouvoir lui paraissait aussi factice que ses phrases de drague toutes faites. Au final, souhaitant simplement en profiter, le provoquer, voir jusqu'où ils pourraient aller et qui flancherait en premier.

- Pourquoi pas, c'est pas quelque chose que j'ai l'habitude de faire.
Il enfonça les mains dans les poches, laissa traîner la phrase en longueur, cherchant à percer ce qu'il ne pouvait voir chez ce jeune homme. Impatient, s'il n'aime pas s'ennuyer, il faut que ça bouge. Agit mollement, puis le piquer au vif pour le surprendre. Il n'ajouta rien et leva les yeux en l'air :

- Il y a un bar karaoké qui fait les meilleurs cocktails de toute la ville. Allons-y.

Puis il se mit en marche, ponctuant la discussion de faits divers. Son ton était plein d'entrain, pareil à un élève qui répéterait la leçon du jour à ses parents :

- Est-ce que tu savais que les baleines avaient des accents ? Comme les Hommes. C'est impressionnant. Elles s'en servent pour se déplacer, mais aussi pour attirer les femelles. Mais contrairement à nous, elles vivent dans une société matriarcale. Les mâles sont souvent mis à l'écart du groupe, et ils doivent voyager seules... Comme les éléphants au final. D'ailleurs, ces animaux auraient leurs propres religions. Ils ont des rites funéraires. Les proches décédés sont couverts de boues et de feuilles, mais aussi des baies, de la nourriture, et même des feuilles. Et l'Homme se croit au centre de tout... Je rêve d'une société où les éléphants auraient pris le dessus. Quelle merveille.

Ça serait toujours mieux que cette masse de vampire qui reste persuadée qu'un peu de force et une tendance pour le carnage les rends supérieurs à tout. Des gamins à la folie des grandeurs. On a pourtant tant à apprendre des animaux. Si le Coran, la Bible et la Torah sont le récit des hommes... Quand est-il de ses animaux ? Pourquoi les avoir laissé pour compte ? Noah avait pour ce dieu si injuste un nombre incalculable de question, et cette envie irrépressible de brûler chaque lieu édifié en son honneur. Il s'arrêta devant la vitrine du Karoke et se tourna pour adresser un sourire poli à Ethan :

- Nous y voilà. Je t'en prie, rentre.

Une fois à l'intérieur, ils furent dirigés vers une salle, avec une carte pour commander le poison de leur choix. Noah s'installa, complètement seul avec cet étrange enfant.