Cordelia…Cordelia, Noah la connaissait.

Du moins, un peu. Petite blondinette aux cheveux de sable. Probablement son aînée de cinquante ou cent ans. Sa créatrice avait pris le temps de discuter avec elle et lui avait observé la scène d’un air absent. Il faut dire qu’à l’époque, rien n’avait d’importance. Sa condition de vampire, il la reniait autant qu’il le pouvait. Et pourtant, il suivait celle qui l’avait arraché à la mort comme un chien accroché à son maître. Tu avais déjà du sang sur les mains sale lâche, et tu aurais vendu ta propre mère pour voir cet endroit brûler. L’Angleterre, un souvenir plein d’amertume. Adossé contre un mur à cette heure tardive, il guettait les rues de Shibuya d’un air concentré. Elle ne devrait pas tarder.

L’avantage lorsque l’on travaille dans un bar, c’est qu’on a accès à tous plein d’informations. Ces informateurs, des anges de l’ombre !

Il gardait de sa rencontre avec Cordelia, l’image d’une fille aux airs un peu candides. Comme le temps vous change, ou vous révèle. Toi aussi mon vieux, tu es devenu un traître. De la pire espèce en plus. Pas le choix pour purger humains et vampires de la surface de la Terre. Une entreprise des plus compliquée ! De ce qu’il avait entendu, la petite avait le bras long. S’il pouvait s’approcher d’elle, goûter ne serait-ce qu’un peu de son pouvoir, alors faire s’entretuer tout ce beau monde ne serait plus un fantasme. C'était aussi un moyen d'assurer ses arrières. En échange, il devait la convaincre qu’il pouvait être utile.

Désinvolte. Noah sortit sa vapoteuse et se laissa porter par ses sens. À défaut de pouvoir sortir un joint en public, il pouvait au moins vapoter un peu d’herbe.

Celle-là aussi, elle avait des choses à se faire pardonner, des péchés à expier. Le savait-elle ? Exécution publique ou quelque chose de plus privé ? Il avait encore le temps d’y réfléchir. Ah ! De grâce, un peu de miséricorde ! Si elle avouait tout, quand le jour viendrait, il devrait se montrer indulgent. Cette rencontre risquait de faire resurgir des choses qu’il aurait préféré garder enterré. Il cultivait un certain détachement par rapport à son passé. Reste que moins il y pensait, mieux il se portait. La curiosité le rongeait. Serait-elle surprise de le voir ? Interloqué ? L’avait-elle tout simplement effacé de sa mémoire ? Justement Noah, quand on parle du loup… on en voit la queue... ?

Avec une dernière taffe, il traversa la route pour la rejoindre sur le trottoir d’en face et la héler, le regard vide de toutes expressions :

- Cordelia, salut. Tu te souviens de moi ?

Ses cheveux couleur neige, ça lui rappelait plus d’une personne, plutôt comique. Chacune provoquait en lui des sentiments totalement contradictoires. Les vampires ont vraiment le chic pour avoir un physique que l’on remarque. Noah ne faisait pas exception. Pff, c’est tous des étrangers en plus ! Je connais des parties politiques qui se saisiraient de la nouvelle avec grand plaisir ! Bébé vampire est devenu grand, regarde-la, éclore après plus de mille ans. Une rose aux épines empoisonnée pour sûr.

Noah ne se rappelait d'elle que parce qu'il en avait entendu parler à de nombreuses reprises et qu'il avait aperçu son visage lors de la soirée des vampires. Des souvenirs lointains lui étaient revenus, comme les remontrances de sa créatrice quand il avait tout bonnement refusé d'adresser la parole à cette jeune vampire anglaise. Ah, sacré Vikings ! Ils ne les ont pas tous eues ! La fortune a toqué à la porte de celle-là. Être immortel, tu parles d'une chance.

Dans tous les cas, la mémoire de Cordelia le surpris. Il ne s'attendait pas avoir été regardé, encore moins à avoir été reconnu. Quoique pour l'époque, un Arabe au milieu de cette grisaille britannique, ce n'était pas ce qu'il y avait de plus courant. À sa remarque, il hocha doucement la tête. Elle était belle, trop pour ne jamais user de son charme. Reste à savoir quel genre de visage abîmé se cachait derrière ce joli minois. Des noms, il en avait eu plusieurs, mais aucun ne le sciait mieux que celui que ses parents lui avaient offert. Son héritage le plus précieux :

- Noah.

S'il ne l'avait pas entendu lors de cette soirée, il n'aurait eu aucune idée du sien. De fait, il se retint de le taquiner et de lui faire remarque que, contrairement à elle, il connaissait son nom. Cordelia était civilisée. Ça changeait des autres. Noah allait... bien. Assez pour évoluer au sein de la ville, se maintenir en vie et s'amuser. Il ignorait jusqu'à quel point elle se souvenait de lui, mais il restait beaucoup moins amorphe qu'à l'époque. Ses longues nuits en solitaire, toutes les fois où il refusait de s'alimenter, de parler, de se lever... Avec le temps, il avait pris à être plus mesuré.

- Aussi bien qu'un vampire puisse aller. Et toi ?

Ses yeux glissèrent le long de sa chevelure :

- Nouveau look...?


Parler de lui n'était pas son fort. En revanche, il s'intéresse beaucoup à la petite personne de Cordelia. Et pas seulement, car il souhaitait obtenir une faveur de sa part. Non. Sa curiosité était sincère. Connaître son état d'esprit, ses objectifs, si elle avait beaucoup changé...

- Pour être tout à fait franc, j'ai un service à te demander. Et j'ai aussi très envie de savoir ce que tu deviens. Alors, si tu n'as rien de prévu, laisse-moi t'offrir un verre.

Quitte à choisir, et lorsqu'il en avait la possibilité, Noah préférait jouer la carte de l'honnêteté. Tourner autour du pot, la flatter, prétendre qu'il n'était là que pour papoter avec une vieille connaissance, très peu pour lui.

Noah s'en doutait. Avoir le sentiment de n'être qu'un moyen n'était pas agréable. Pour autant, elle ne laissait pas cette nouvelle lui miner le moral, et que se fusse par politesse ou bien par hypocrisie, son sourire d'ange de la quitta pas. Les choses étaient claires et c'était pour le mieux.

- Merci et désolé. J'imagine que ce doit être pénible d'être approché par intérêt.

Une partie de lui était sincère, l'autre ne pouvait s'empêcher de la piquer au vif pour voir ce qu'elle répondrait. À sa place, eh bien, le jour où il en aurait marre, il ferait regretter les hypocrites de s'être approché d'un peu trop prêt. Néanmoins, et puisqu'il restait curieux, lui faire comprendre qu'il compatissait avec sa situation et qu'il avait conscience de son hypocrisie était essentiel.

Il savait déjà exactement où il allait la mener. Certainement pas là où il travaillait pour commencer, même s'il se doutait que les fouines de barmans sauraient déjà qui il avait rencontré, mais ils n'avaient pas besoin de savoir ce qu'ils se disaient entre eux. Un endroit fait par et pour les vampires avec salles privatives qui les protégeraient des oreilles indiscrètes. À ses mots, Noah eut une expression étonnée. Son silence l'avait marqué. Est-ce qu'elle se souciait réellement du sort du petit vampire ? Un sentiment de camaraderie entre anciens vampires la poussait peut-être à lui porter de l'intérêt. "À moitié vrai"... Il aurait pu se dire qu'il aurait dû lui offrir un meilleur jeu d'acteur afin qu'elle ne se pose pas trop de questions, mais la vérité, c'est qu'il l'avait fait exprès et qu'il n'avait pas tant envie que ça de mentir :

- Je ne savais pas que j'avais l'air aussi misérable que ça à l'époque. En revanche, j'admire ta légèreté, c'est agréable.


Et si Noah était un vampire, ceux qui existent même chez les humains, ils aspiraient cette vitalité pour s'en nourrir… Mais ce serait fort cruel et il n'y tenait pas. Une légèreté qui a ses limites Noah, fait gaffe ! Certes. Il la guida jusqu'au bar. La devanture faisait peur à voir et il resta quelques longues secondes à la contempler, les mains dans les poches. Évidemment, si ça avait eu l'air présentable, tout le quartier de Shibuya aurait voulu s'y réunir. En bon gentleman, ou plutôt, par habitude et cynisme, il ouvrit la porte pour Cordelia et là laissa passer :

- Après-toi.

Une fois fait, il attendit qu'on vienne à eux et demanda à être placé dans une des salles à l'écart. L'employé les conduit et leur déposant une carte avant de partir. Il consulta les boissons d'un air endormi.

- Et donc, pourquoi le Japon ? Le gris de l'Angleterre ne te manque pas ?

Autant en finir tout de suite disait Cordelia, et elle ne croyait pas si bien dire. Entre son miroir et la table de nuit, Noah contemplait cette option chaque soir durant. Un aller simple pour le salut, une croisière le long du Styx. Même après la chute, la paix ne viendrait pas le cueillir. Il sentit la lassitude l’agripper au cou. Pour lui, c’était déjà trop tard. Pour les autres en revanche… Il ne plongerait pas seul.

Sa surprise était justifiée, il n’y avait aucune raison pour qu’elle se rappelle d’un être effacé. Il tâcherait de retenir ses capacités de mémorisation. Plutôt du genre magnanime ou du genre à vous planter un couteau dans le dos ? Le vampire ne savait, au final, pas grand-chose sur la demoiselle. Il songea cependant, qu’elle n’oublierait pas un mensonge. Sa plaisanterie n’était qu’un moyen de lui signifier que son manque de délicatesse était déjà pardonné. Derrière son calme apparent, Noah restait sur ses gardes.

Il n’aimait pas l’Angleterre et ne lui trouvait rien d’intéressant. L’histoire n’avait rien arrangé. L’idée de la propriété privée avait germé dans leur petite tête ronde et la machine capitaliste s’était mise en route, avalant tout sur son chemin. Ah, te voilà cynique Noah. On ne va pas rayer l’existence humaine à cause d’un simple désaccord quand même… Les yeux rivés sur la carte, il écoutait son interlocutrice. Cordelia avait fait des études, c’était donc une femme éduquée. Il ne pouvait en dire autant. L’université avait un effet soporifique sur lui. Il observa que son bras droit était un homme précieux, une personne pour qui elle avait accepté de traverser l’océan. Il releva les yeux :

— C’est incroyable. Je veux dire, que vous soyez encore proche après toutes les années. Ça force le respect.


Le serveur revint à leur rencontre et Noah commanda la boisson qui lui avait parût la plus étrange et dont le degré d’alcool lui rappellerait que fût un temps, lui aussi avait été vivant. Il poursuivit avec un sourire en coin, conscient que l’employé les entendaient très bien :

— Ouais, le Japon, c’est pas mal. Leur rigidité me fait rire, c’est facile de les agacer. J’existe et ça suffit à les froisser.


Voyager… Voilà une chose dont il n’avait pas à rougir. Il avait laissé sa trace dans chacun des pays qu’il avait visités, avant de disparaître et de laisser le destin dessiner à ces pauvres gens un avenir meilleur :

— Oui, j’ai fait le tour de l’Europe avec Millie. On a été un peu partout. Puis j’ai jeté un œil en Amérique et j’ai fait un détour en Afrique. Surtout en Egypte, il esquissa un sourire, un pays magnifique malgré les pillages. Je n’ai rien fait de particulier, je suis surtout un globe-trotteur…. Et maintenant me voilà.

Mis à part quelques acrobaties, il n’avait pas été totalement malhonnête. L’idée qu’elle puisse retracer son parcours ne lui plaisait pas beaucoup. Qu’elle puisse croire qu’elle était en mesure de le fait, était beaucoup plus intéressant.


Miliana… ce nom avait la consistance d’un fantôme et il avait oublié son existence si tôt que ce nom avait passé ses lèvres. Cordelia l’avait ramené dans le monde des vivants. Rien d’alarmant, ils ne pouvaient ignorer l’évidence plus longtemps : sa créatrice brillait par son absence. Toujours accroché à ses bottes comme un chien. Il ne put faire autrement que de fuir son regard, attaqué par un vague sentiment de malaise et de morosité. Il ne l’avait pas tué, mais c’était tout comme. Pourtant, il ne regrettait pas son geste. Il ne pouvait en être autrement. Et chaque jour, le vide grattait son cœur et sa voix se mêlait un peu plus à la sienne. Il n’oublierait jamais le sentiment glaçant qu’il l’avait saisi lorsque surprise et effroi avait dansé dans ses yeux alors qu’on l’emmenait à la mort.


Il fixa le mur avec obstination et laissa s’écouler les secondes, le temps d’avaler la douleur :

— Les humains l’ont tué pendant la guerre.

On dit que la punition du menteur, c’est qu’il n’est plus jamais cru ! Alors, fais gaffe… L’amertume était mordante. Il l’avait perdu, pour toujours. Il s’efforça de hausser les épaules, pour elle, puis pour Cordelia aussi, et il tritura le verre qu’on venait de lui apporter :

— Elle m’a couverte. Elle est morte à ma place.

Il but son verre d’une traite.

Même dépourvu de goût, la sensation de l'alcool lui fit un drôle d'effet, mais il n'apaisa pas l’aigreur de la réalité. La douleur s'infiltra doucement dans son esprit. Miliana qui souriait, Miliana qui l'embêtait. Miliana qui lui manquait, qui le sauvait quand il voulait tout quitter. Son égoïsme sans borne, sa joie de vivre agaçante. Comme un métronome, Noah oscillait entre amour fou et haine profonde. Il aurait voulu écorcher son visage d’ange, entailler ses lèvres roses, la rendre méconnaissable. Ou bien, passer sa main dans ses cheveux, jouer avec ses boucles, l’étreindre et s’assoupir à ses côtés. Souffrir, c’était si bon. Voilà donc ce qu'il recherchait, le bonheur était à portée de main.

Il fixa Cordelia d'un air mort, prisonnier d'un tumulte intérieur qu'il s'efforça de cacher. Elle non plus, n'affichait aucune expression, elle n'avait pas une once de sympathie pour le brun. De toutes façons, il ne la méritait pas. Ça lui crevait le cœur, il jubila. Sa créatrice lui avait tout appris et l’avait intimé de trouver une raison de vivre. Et c’est ce qu’il l’avait fait. Sa gueule de petite garce déformée par la douleur. Elle s’était sentie trahie, mais il la connaissait assez pour savoir qu’elle aurait été fière de lui. C’était soit ça, soit passer une nuit dans ses draps. Ils n’avaient jamais osé. Entre ces deux options, Noah avait choisi. Un cœur arraché, des gémissements d’extasies, ses larmes de petites filles ou la chaleur de ses gestes, tout le dégoûtait.

Maintenant, l'autre petite blondinette anglaise commente le sens du sacrifice de sa Millie. Froide, froide, une poupée perspicace. En effet, elle n’aurait jamais donné sa vie pour le sauver. Elle aurait hurlé, elle peut-être aurait essayé, puis elle se serait lâchement enfuie. Il n’oubliait pas tout ce qu’ils avaient commis ensembles. Ils avaient la cruauté en commun. Comme il souhaitait la ressusciter… il le regretterait aussi sec, et serait obligé de lui crever les mirettes, pour qu’elle n'assiste pas à cette seconde trahison.

Noah cligna plusieurs fois des yeux pour revenir dans le monde des vivants. De lui, Cordelia n’obtint qu’un regard morne. Il baissa les yeux, il n’y avait rien à dire. Menteuse hypocrite. Simple observation. Millie ne lui manquerait pas plus maintenant qu’elle avait appris sa mort. Il articula mollement :

- Elle me manque tous les jours. Une voix vide de toute émotion, mais il se sentait bien vivant. Il était bouleversé. Il dégusta cette sensation avant qu’elle ne s’estompe.


Il avait besoin d’un second verre. Ses sentiments lui faussaient compagnie. Bientôt, seul l’ennui occuperait son être. Sans eux, il oublirait qu’il était, ce qu’il faisait, son but. Les voilà qui se faisaient la malle… Non, non, non, non, tu dois encaisser le choc comme un grand ! Dieu se met à la place de tous ses sujets, l’ennui est un passage nécessaire. Tu dois souffrir pour eux. Entre l’absurdité de cette douleur ou la douleur de l’absurde, il ne savait plus :

- Ce dont je viens te parler n'est pas sans lien avec cette histoire. Déclara-t-il posément


Tu vois ? Tu y arrives très bien. Bouge les lèvres et agis normalement. Tu es devant Cordelia. Tu dois lui parler de quelque chose de très important. Il héla le serveur pour qu'il lui apporte un second verre. Une fois ce dernier parti, il continua :

- Les humains l'ont tué. On a plus d’expérience qu’eux, des capacités physiques supérieures… mais ils nous traquent. On vit comme des rats, cachés dans la nuit. Ils ont créé ce système pour nous affaiblir… ces sérums qui coûtent une blinde… ou le sang infecte qu’ils nous servent. Dans leur monde, on a à peine le droit d’exister. Tout ça parce qu’ils savent que l’on est plus puissant. Ils nous craignent. Expliqua-t-il sombrement


Noah fut pris d’un profond malaise et eût la soudaine impression qu’il n’était pas à sa place et qu’on ne tarderait pas à le chasser. Tout le bar allait se retourner pour le fixer et comprendre qu'il était déjà mort. Il ne devrait pas être là. Il eut un coup d’œil rapide pour les WC. Il pourrait y aller. Il chopperait un bout de bois, le pointerait vers son cou… l’arme pénétrait sa chaire, avec un râle il la ferait glisser de l’autre côté, le sol deviendrait rouge… ça ferait l’affaire.

- C'est honteux… et on dit que tu le penses aussi. Il se força à aller à la rencontre de ses yeux et lui livra toute la sincérité dont il était capable. Il pensait réellement ce qu’il disait. Les humains les soumettaient et c’était ce qu’ils savaient faire de mieux. Leur société entière était basée sur la violence et la domination. En conséquence, ils avaient hérité d’un dieu aussi sanguinaire qu’autoritaire. Ils asservissaient les plus faibles. Les vampires était fait du même moule. Sales races. Noah aime son prochain, il a pitié. Il les délivrerait du mal.

Il avait tellement de choses à faire pour eux… même dans l’au-delà, il ne trouverait pas le repos. Il devrait encore confronter le grand barbu. À quoi bon passer l’arme à gauche ? Il détourna son attention vers la table, occupé à en fixer un point invisible. Que se passerait-il si… si là, maintenant, il décidait d’attraper Cordelia pas les cheveux et de lui fracasser le crâne contre la table ? Et si, là tout de suite, il sortait son arme pour s’exploser la cervelle ?

- J’en ai assez… je veux que les humains jouent avec nos propres règles pour une fois. Les vampires doivent prendre conscience de leur force. Souffla-t-il


Il eut enfin son autre boisson. Sans attendre, il l’attrapa et la vida cul-sec. C'était brûlant, assez pour le sortir de ce cauchemar. Plus de dilemmes, plus de pensées… juste cette femme avec lui, l’odeur de renfermé du bar, le bruit des verres qui s’entrechoquent…

- La BAV...reprit-il d'une voix rauque, c'est la colonne vertébrale de ce système. Il s'éclaircit la gorge et ses yeux se firent plus vifs : Je souhaite rassembler le plus de monde possible pour orchestrer une révolte contre cette pseudo-police. Mais tout seul, je ne suis personne. J'ai besoin de toi.

Une chaleur réconfortante l'enveloppa. Il s'appuya contre le dossier de sa chaise et senti la réalité prendre forme. Les pensées partiraient bientôt. Cette petite voix arrêterait de le harceler. Il pouvait attendre avant de se tuer et de tuer Cordelia. Il avait le contrôle.

- Peux-tu m'aider ?

Maintenant, qu'il était quelque peu revenu à ses esprits, il pouvait davantage prêter attention aux attitudes de Cordelia. C'est plutôt son manque de réaction qui le frappa. L'alcool faisant son petit bonhomme de chemin dans ses veines... Noah se sentait...mieux... bien peut-être. Son interlocutrice était prudente. Un inconnu, qui vient vous voir pour vous demander des faveurs, quelqu'un du monde d'en bas qui s'enfile deux verres sans broncher, difficile de savoir s'il avait les épaules pour porter ce qu'il venait de lui demander et surtout, si elle y trouverait un intérêt. Serait-il une gêne ?

Sa question était légitime. Aux yeux de Mihara, il n'était encore que cet inconnu, sans pouvoir, soumis aux caprices de la ville. Dans les faits, il savait galvaniser les foules, il n'en était pas à son coup d'essai. C'était très simple. Un homme arrive avec une vision, il approche ceux qui en ont le plus besoin, partage son point de vue. Il crée des liens surtout. Plus épais que ceux du sang. Le parfum de l'espoir s'attache aux âmes torturées, la parole se propage. Noah est là, il répond à chacune de leur souffrance et exauce chacun de leur souhait. Deux mots, il montre ses deux doigts :

- Un but commun : détruire la BAV. Un symbole pour leur ouvrir la voie : moi. S'ils sont d'accord avec mon projet, et surtout s'ils me voient comme leur meneur, il suffit d'un seul regard. Il haussa les épaules puis s'approcha à son tour de la demoiselle : les perturbateurs seront gérés par ceux qui partagent notre vision.

Il baissa la main. Sa respiration est plus lente, plus calme. Lentement, il continue : mais ça ne te suffit pas. Tu veux une preuve plus concrète.

Plus concrètement, il pouvait compter sur l'opportunité en or que Jeokyeon lui avait tendu, à savoir, être l'emblème de l'organisation. Pour le moment, il semblait tolérer ses petites excentricités et tant qu'il ne mettait pas son organisation en danger, il pourrait user de son influence pour arriver à ses fins. Il plongea dans les prunelles bleutées de la vampire. Ceux en tête de ligne devaient certainement avoir un avis les uns sur les autres, du reste, il ignorait tout des rapports que Cordelia et son boss entretenaient. Si elle ne le portait pas dans son cœur, mieux valait omettre son lien avec lui. S'ils avaient des intérêts communs, elle serait d'autant plus prudente.

- J'ai un pieds dans le monde d'en bas. Ça a toujours été le cas. Ça, puis l'armée.
Un sourire franc :
-Je ne sais pas comment te le dire autrement, j'ai l'habitude.

Il se recula pour s'adosser de nouveau, épiant cette femme qu'il ne devait surtout pas sous-estimer. D'elle, y attendait du soutien et une protection, mais surtout, un rapport de confiance :

- Tout d'abord, et même si je pouvais faire cela tout seul, c'est important que je t'en parle. Si jamais je venais à prendre une décision qui, pour une raison ou pour une autre, empêche tes petites affaires d'exister, et si tu cherchais à éliminer cette gêne, j'en payerais les conséquences. Ou alors, si j'étais fou, j'essaierais de t'écraser. Ça serait long et fastidieux. Même si j'y arrivais, pas sûr que ça en vaudrait le coup.

Il fit tournoyer son verre dans sa main :
- Mieux vaut que tu sois au courant de tout ça, et que l'on soit sur la même longueur d'onde surtout. Secondo, et c'est ce que j'aimerais te demander concrètement : la BAV n'est pas stupide. Si de nombreux vampires se mettent à agir contre eux, ou entraver leurs enquêtes, ils vont finir pas comprendre qu'ils agissent en groupe. Ensuite, ils vont trouver la tête du groupe... une pensée pour son patron... ça équivaut à la mort pour moi, mais aussi, la fin du mouvement.

Noah laissa échapper un rire :
- Sauf si je fais office de martyre. Mais j'en doute et je préfère rester en vie.

Il releva les yeux pour rencontrer les siens. S'il se faisait attraper, c'était la fin. Si trop de membres de l'organisation de Jeokyeon mouraient, il mettrait son business à mal et ça serait la fin. Le brun avait beaucoup à perdre :

- Donc, en gros, j'aimerais que tu me donnes l'assurance que moi, et disons... quelques autres personnes, disons une ou deux, si ça m'arrange et si ça te convient, ne seront pas chopés par la BAV.


Maintenant, il attendait. Il n'était pas anxieux et se contentait de l'observer, prêt à accueillir sa réponse :
- Tu as des critiques à émettre ?

Cordelia était… mignonne. Noah, éternel grand-frère, lui jeta un regard plein de compassion. Loin d’être naïve, elle s’illustrait au contraire par sa prudence. Et pourtant, la voilà qui lui reprochait d’avoir songé à lui offrir lui plus doux des baisers, celui de Judas. Bof… tu en as connu des gamins qui oubliaient la trahison aussi vite que l’existence du Papa Noël. Brr, c’est qu’elle essaie de t’intimider la petite ! Des yeux écarlates qui t’accrochent, le grondement sourd d’une menace. Il conserva une expression neutre, incapable de savoir ce qu’il était censé ressentir. Il devait faire attention avec ce chaton-là, elle était prête à le griffer.

Pff, en réalité, Noah n’avait fait qu’anticiper ce qu’y aurait, tout ou tard, germé dans son esprit. Paranoïa quand tu nous tiens… il faut bien être à moitié fou pour être Cordelia. Il avait pris les devants pour s’assurer que les choses soient claires. Bah ? Elle n’était pas crédule au point de ne pas envisager cette hypothèse… Franchement ma belle, tu vaux mieux que ça. Elle était en colère parce que c’est Noah, et non elle, qui avait amené le sujet. Ne laissons pas notre ego nous barrer la route.

Ah. Une erreur de jugement de sa part et elle éliminerait le brun. Bonne nouvelle : personne n’a jamais réussi. Par contre, lui pouvait ravager la petite blonde. Ce n’était pas l’avenir qu’il lui souhaitait. Dans le pire des cas, elle ne serait qu’un dommage collatéral et dans le meilleur, elle comprendrait.

- Mon ennemi est et restera la BAV, je ne veux pas me fâcher avec toi, ça leur donnerait raison. Affirma-t-il d’une petite voix.

Il était… un peu ivre. La réalité prenait une consistance étrange. Là où son la demoiselle venait de finir son verre, Noah constatait que le sien était vide depuis un long moment. Mieux valait être sage, s’il se réservait une troisième fois, il deviendrait un peu trop souriant. Il hocha la tête avec gratitude. Ils ne se connaissaient pas et elle acceptait tout de même de l’aider. De sa bonté il se souviendra… de sa férocité aussi, sans doute.

- Merci. C'est vraiment généreux de ta part.

Une garantie... Il y avait réfléchi. Une preuve de sa bonne foi et un moyen de pression. Quelque chose qui lui était cher, mais qu’il était capable de récupérer au besoin. Yasuko… son sourire rayonnant, sa disparition si soudaine… il était tant qu’elle se débrouille un peu par elle-même. Pas d’inquiétude, il t’arrachera à la mort, il l’a déjà fait après tout.

- On ne se connait pas tant que ça. Commença-t-il lentement. Mais Millie t’aimait bien. Je crois. En tout cas, elle me tannait pour que je fasse plus d’effort pour que l'on discute.

Et Dieu sait qu’elle était enquiquinante.
- Je ne sais pas si c’est le genre de garantie que tu recherches, mais c’est la chose la plus sincère que je puisse te donner.

Yasuko irait bien. C’était la bonne chose à faire. Un choix pratique, mais empreint d’amour :

- Garde cette information pour toi. J’ai une servante. Il revit ses drôles de manières, ses airs mignons et toutes les fois où il avait été trop dur. Elle s’appelle Yasuko Maru, elle habite vers Yoshiwara. C’est comme ma petite sœur. Je mourrais avant qu’il ne lui arrive quoi que ce soit.

Il hésita un instant. Une autre image s’imposait à lui. Il n’était plus humain et cette autre vie qu’il avait eue ne lui inspirait plus rien. Néanmoins, les souvenirs restaient vifs :

- J'ai eu une petite sœur un jour.

Sarah... éteinte sur son dos par sa faute. Restée là des jours, jusqu'à devenir cette bouillie infâme. Que dire de Linda ? Un dernier au revoir du haut de la falaise. "J'ai peur ! J'ai peur Noah !" Il eût un petit frisson, le froid sûrement. Il secoua vivement la tête. Il avait tiré une trait sur son passé, et il préférait être pendu plutôt que de voir Cordelia avouer ce qu’il venait de lui confier.

- J’ai plutôt envie qu’elle survive celle-là. Tu as un moyen de pression sur moi. Tu n’auras pas une meilleure garantie. Conclut-il doucement.