En termes d'organisation, Noah n'aurait pas espéré mieux. Il avait pu emmener ses rattes chez le vétérinaire. Une visite de routine, qu'il avait rarement l'occasion de faire lorsqu'il ne pouvait sortir que de nuit. Il avait prévenu la patronne qu'il pouvait travailler de jour. Aucune question, elle lui avait donné un nouveau planning. C'était aussi simple que ça. Avec un petit sac à dos de transport, Pif et Caligula gigotaient, visiblement effrayé par l'agitation ambiante. Il voulait passer au Purgatory histoire de les montrer à tout le monde. Elles étaient belles et un animal cloisonné à un appartement jouissait certes, d'une vie confortable, mais il trouvait dommage qu'elles soient totalement ignorantes du monde qui les entoure. Et puisqu'il avait cru comprendre que Seiryuu avait un fiable pour les animaux... Prit en flagrant délit de mignonnerie, penché sur un chat errant, une mine niaise. Il n’avait pas fait savoir sa présence, mais avait observé la scène avec la plus grande attention, à la fois surpris et intrigué. Adorable, l'ambivalence de son collègue, dans le fond, c'était un sucre... et encore plus au fond, un vampire assoiffé de sang... Et encore un sucre. Il se demandait bien le genre de tête qu'il ferait quand il les verrait.

Cette fois, Noah avait pensé à prendre un sweat. Une bonne chose, même s'il ressentait moins le froid, c'était plus agréable. Avec son flegme habituel, il passa la porte des lieux à la recherche de l'autre grand dadais qu'il ne vit pas tout de suite. Un autre collègue lui fit un signe, et le vampire s'approcha doucement pour lui montrer ces deux petites bestioles. Il ne pouvait pas ouvrir le sac dans le restaurant, sous peine de subir la terreur et le dégoût de certains clients, ce qui ne ferait qu'effrayer Pif et Caligula. Il grimpa vite en salle de pause, et y trouva l'autre vampire, dos à lui. Il ouvrit son sac, Caligula, la plus téméraire, passa son museau au travers de l'ouverture pour sentir les environs, curieuse de cet endroit dont elle ignorait tout. Il le tapota sur son épaule et souleva légèrement son sac pour le laisser y découvrir sa surprise :

- Psst, regarde…

Pif était plus timide, mais gigotait dans le sac. De son côté, Noah affichait un léger sourire, clairement amusé par la situation.

- La grise et blanche c'est Caligula, la crème c'est Pif.

Seiryuu faisait vraiment une tête de six pieds de long. Il l'observa avec attention. Beaucoup de choses pouvaient avoir causé sa mauvaise humeur. Quelqu'un qui avait éternué sur sa moto, un client un peu trop arrogant, une mouche... Bizarrement et sans qu'il comprenne tout à fait pourquoi, celle-ci semblait dirigée contre Noah. Qu'il en soit responsable ou pas, il devait une fière chandelle à Caligula. Sans elle, il se serait sûrement déjà pris un pain. C'était quand même marrant. Vraiment marrant. Cet air d'ours mal léché, pour quelque chose de probablement dérisoire. Il se fendit d'un léger sourire, et laissa la ratte renifler ce nouveau venu. Voir son collègue oublier tout son environnement, comme un enfant à qui on présente une glace... ou un chaton... Il était beaucoup moins effrayant qu'il ne voulait le faire croire.

Ah, voilà, c'était ça. Seiryuu se prenait beaucoup trop au sérieux. Cette dissonance entre ce qu'il pensait être et sa personne, ça, il ne s'en lasserait jamais. Son collègue se ravisa aussi sec. Cela ne lui n'échappa pas. Il devait s'être rappelé qu'il était sombre, mystérieux, en colère... etc. Fut un temps où son petit frère était pareil. Il pourrait lui tirer la joue, ou lui ébrouer les cheveux : brave Seiryuu, c'est bien. Il remarqua le livre qu'il s'obstinait à garder près de lui, comme une manière silencieuse de crier "Dégagez je suis occupé ça se voit pas ?". Celui-là, il ne l'avait pas lu, c'était intéressant. Il n'était jamais contre une nouvelle recommandation.

Son humeur massacrante n'était pas contagieuse. Il était passif-agressif maintenant. Il avait connu des femmes aussi chiantes que lui haha. La devinette ? Comprendre pourquoi Noah méritait un tel traitement. Du moins, c'est ce qu'il aurait fait avec sa copine, s'il en avait eu une. Enfin, il en avait une... la semaine dernière. Puis elle l'avait quitté. Lui, c'était différent, il était lunaire, s'agaçait d'un rien. Aussi, il ne prit pas la peine de relever son attitude et l'ignora purement et simplement.

- Tu étais tranquillement chez toi lorsque moi je travaillais.

Il sortit délicatement Caligula du sac, la retourna vers lui pour frotter son nez contre son petit museau. Il n'était pas sûr qu'elle appréciait. Puis, il la posa doucement sur Seiryuu. Pas besoin de lui demander son avis. Il en mourrait d'envie. De cette façon, l'honneur était sauf : il pourrait toujours dire que Noah lui avait imposé et secrètement, il serait comme un gamin devant un stand de bonbons. C'était curieux, mais elle n'en n'avait pas trop peur. Au contraire, elle semblait bien l'aimer.

- Quand je lui lance une petite balle, elle la rapporte.

Il sortit Pif, qu'il garda entre ses mains, la caressant doucement avant de lancer négligemment :

- Je ne savais pas que tu savais lire. C'est quoi ?

Évidemment, ce n'était pas la première fois qu'il le voyait avec un bouquin, la remarque était absurde, mais il était sûr qu'il allait réagir au quart de tour. Puis se dire qu'il ne pouvait pas trop s'énerver avec ce petit être entre les mains. Avant de penser qu'il valait mieux que ça et l'ignorer. Bref, du Seiryuu tout craché.

Oh, oh. Il n'était pas comme d'habitude, cette fois, c'était du sérieux. Il s'attendait à une remarque cinglante, une effusion de colère, mais il n'en fit rien. Il était froid, et Noah devait l'avouer, il resta un peu benêt et le fixa, troublé. Même les rattes n'arrivaient pas à chasser sa morosité. Il resta tout aussi bête quand il lui tendit son livre. S'il n'avait pas fini de le lire, il n'allait quand même pas le lui voler.

- Non garde-le, merci.

Il n'avait pas de don divinatoire, il ne savait pas ce qui n'allait pas. Si ce n'avait pas eu de rapport avec lui, il lui aurait peut-être déjà dit, non ? Il réfléchit aux événements récents et à ce qu'il aurait pu faire. Noah était taquin, mais pas méchant et lui le subissait en lui en tenant une rigueur... modérée. C'est vrai qu'il traînait moins que d'habitude parce qu'il était pressé de rejoindre sa copine, mais ça datait d'il y a déjà une semaine, il lui aurait fait une remarque il y a longtemps déjà... Pif remonta ses épaules pour venir s'agripper à ses cheveux. Si elle farfouillait assez, peut-être qu'elle y dénicherait une idée... Il lui semblait lui avoir dit qu'il avait pris du sérum. Il porta la main à son menton, continuant de détailler Seiryuu dans un silence de mort. Il avait un doute. Il ne l'avait pas crié sur tous les toits, mais il lui semblait avoir averti sa patronne et...


Ah d'accord.

Il avait oublié de lui dire. Ah. Et le planning avait été changé. Donc il l'avait appris indirectement. Et à sa place... à sa place, il s'en ficherait. Mais s'il n'était pas Noah, il serait déçu et peut-être jaloux. Ou cynique. Pif failli tomber et il la reprit de justesse. D'un côté, cela expliquerait sa première remarque... Mais tout ça ce n'était que des hypothèses. Il était possible que ça n'ait absolument aucun rapport avec lui. Noah n'était pas si imbu de lui-même. Pour être sûr, il devait quand même lui poser la question directement. Au moins, la présence d'animaux allait peut-être l’inciter à parler :


- Seiryuu, ça va ? Je peux faire quelque chose ?

Il sentit les petites pattes de la ratte tournoyer et tout son corps se poser soudainement. Elle était prête à faire la sieste.

Seiryuu avait retrouvé un peu de sa bonne humeur, ou du moins, de sa niaque. Voilà qui était encourageant, mais qui ne l'aidait pas à savoir ce qui n'allait pas. Il leva légèrement la tête, sans toutefois risquer de déranger Pif. Il y était tellement habitué qu'il n'y avait pas fait attention, à la maison, c'était toujours comme ça. La facilité avec laquelle son interlocuteur passait d'une émotion à une autre... ce qui voulait aussi dire que même si ses colères ou déceptions étaient fortes, il s'en relèverait vite.

- Ah oui, elle fait ça souvent. Mais je ne suis pas le seul à servir de lit pour rat.

Il pointa du doigt la petite bête, lové dans son cou. Caligula était sociable, un peu agressive, même elle n'adoptait jamais ce genre de comportement d'habitude :

- Je crois qu'elle t'aime vraiment bien, elle ne le fait jamais. Ça va être un peu compliqué d'aller travailler avec cette petite grosse sur toi.

Même avec sa combinaison à moitié retirée, il n'avait pas l'air si pressé d'y aller, pas avec les animaux dans les parages, mais il devrait bien le faire à un moment ou un autre. Pour le moment, il lui laissait ce petit plaisir. Dans tous les cas, il voulait régler ce conflit, sinon, cette situation reviendrait tôt ou tard lui triturer les méninges... Jusqu'à ce qu'il oublie. Il préférait s'en rappeler, donc autant régler ça sur le champ. D'un ton égal, il poursuivit :

- Et pourquoi est-ce que je suis un abruti complet ? Enfin, pourquoi est-ce que je suis plus un abruti complet que d'habitude ?

Il se doutait qu'avec un rat sur la tête, la réponse aurait dû être plutôt évidente. Mais le problème était ailleurs. Seiryuu était pudique, il ne cracherait pas le morceau si facilement. Comment lui tirer les verres du nez ? Il devait lui partager une de ses théories. Il ne voulait pas se tromper, ne pas perdre à ce jeu-là. S'il devinait du premier coup, il avait gagné. Sinon... sinon il aurait perdu. Cette compétition secrète et solitaire en tête, il se hasarda :

- C'est parce qu’on n’a pas travaillé ensemble aujourd'hui ? Je te manque ?

Il y avait une touche d'humour là-dedans. Certainement, que l'autre vampire se serait bien passé de quelques jours sans Noah, "l'abruti complet", ils se chamaillaient toujours. Enfin, Seyruu inventait des disputes et Noah y réagissait platement. N'empêche que la question du sérum, sous-entendu dans sa question, aurait pu être la cause de tout ce cirque. Aborder les choses de cette façon pourrait lui permettre de lui faire cracher le morceau.

Voir Seiryuu rougir était une vision rare, mais c'était loin d'être une première. Dès lors première rencontre, quelques mots bien placés avaient suffi à l'embarrasser. Cette tendresse dans sa voix en revanche, c'était autre chose. Noah le considéra avec intérêt. Il lui semblait que les personnes qui avaient le plus d'attaches aux animaux, étaient celles qui ne croyaient plus au genre humain, qui avaient été déçus, trahis. Les bêtes, petits être innocents, venir combler un vide, panser leurs plaies. C'était bien le genre de cet ours mal léché, mais aussi le sien.

Il n'était pas tout à fait enclin à tout lui avouer, mais sa dernière réplique le fit réagir. Et Caligula aussi. Brusquement réveillée, elle paniquait, se demandant si son lit douillet n'allait pas se transformer en menace d'une minute à l'autre, et Noah se serait empressé de la récupérer si l'autre n'avait pas eu la présence d'esprit de se calmer et s'excuser. Son regard passa de la ratte à l'homme en face de lui. En principe, elle ne courrait aucun danger, ça irait, il pouvait la lui laisser. Avec une expression appuyée, il espérait faire comprendre à Seiryuu que sur ça, il ne jouait pas, un geste qui la blesserait et elles retourneraient toutes deux dans la cage. Il ne sentait pas coupable de l'énervement de son Senpai, mais il admettait avoir sa part de responsabilité, qu'il serait prêt à prendre, comme il pourrait distribuer un rappel à l'ordre si la situation s'y prêtait. Au moins, la réaction du vampire montrait bien qu'il se souciait de Caligula.

Dans tous les cas, il avait sa réponse : il lui manquait, il était fâché parce qu'il pouvait travailler de jour tandis que lui était coincé la nuit. Il afficha une expression à mi-chemin entre l'amusement et l'exaspération. Ah Seiryuu, Seiryuu, Seiryuu... si tu n'existais pas... je devrais t'inventer ! Noah ne va pas moins te respecter parce que tu apprécies sa compagnie... Et puis on ne pouvait pas dire que c'était un secret d'état. Au contraire, c'était même assez évident. Rien que pour ça, il avait envie de le piquer, très fort...un peu...il se laisse aller le dieu, il a ses favoris...

- Tu trouves que j'ai une gueule d'ange ?

L'attirance du barman aux cheveux blancs ne passait jamais inaperçu, du moins pas à ses yeux. Jouer avec son cœur et ses hormones était trop amusant pour ne pas le faire. Cependant, il fallait rester un peu sérieux...pour une fois. Il avait été vraiment blessé. Et pour quoi...? Pour quelque chose de terriblement dérisoire, mais horriblement compréhensible. Si tu ne prends pas de recul, tu te feras manger tout cru...

- Haan, mais toi aussi tu m'as manqué !

La vérité, ce n'était pas qu'il avait voulu lui cacher cette avancée dans sa vie, il était certain de lui avoir dit, mais il avait tout bêtement oublié. Et cette explication n'arrangerait sûrement rien. Pour ce qui était de son petit business, il lui faisait confiance. Ce n'est pas lui qui irait tout raconter, pour autant, l'autre mégalomane et son équipe de cinglé étaient redoutable. Et même si Seiryuu était sûrement résistant à la torture, moins il le mêlait à tout cela, mieux il s'en portait :

- Je pensais te l'avoir dit, j'ai oublié désolé.

Il enfonça ses mains dans ses poches et lâcha un long soupir :

- Sei-kun, je ne vais pas exclusivement travailler en journée, seulement quand ça m'arrange. Ça sera peut-être que 50-50, ça va dépendre. Et puis franchement, sans toi, je m'ennuie en journée. De toute manière, ce n'est pas parce que je travaille en journée qu'on ne peut pas se voir pendant nos jours de congés. Demande-le-moi et tu pourras passer à la maison.

Sans Seiryuu, les journées étaient mortellement ennuyeuses au Purgatory, il n'avait accepté que parce qu'il devait amener ses rattes, ou parce qu'il devait gérer tout le trafic humain de Mihara. Ses gars étaient plutôt autonomes, mais il devait être sur le terrain plusieurs fois par semaine minimum. Reste que, barman et serveur restait une bonne couverture et que cela lui permettait de grappiller des informations et observer la vie nocturne de Mihara sans attirer l'attention sur lui.

Un léger sourire se dessina sur son visage. Il était vraiment trop mignon. Noah la gueule d'ange... Il était si timide. Cela lui donnait envie de le protéger, ou de le prendre sous son aile... bien que l'autre ne se laisserait jamais faire. Finalement, cette dispute n'avait pas duré longtemps. C'était une bonne chose, il préférait ne pas resté fâché avec Seiryuu trop longtemps et étendre cette conversation aurait été fatigant. Il lui redonna Caligula, qu'il prit précautionneusement. Elle battait les pattes dans tous les sens, fâchée d'être séparé de son nouveau compagnon.

- Elle me fait des infidélités... Allez Cali, ça suffit !

Il déposa un rapide baiser sur son front et celle-ci lui répondit en lui croquant le nez.

- Aïe...

Il la plaça dans le sac, avant d'attraper la petite Pif. Caligula tentait déjà de s'enfuir et il dut jouer des pieds et des mains pour les garder toutes les deux à l'intérieur et refermer le sac sans qu'aucune moustache ne soit coincée et aucun museau blessé. Et ce n'était pas mince affaire. Elles ne seraient pas mécontentes de le revoir s'il passait à l'appartement. Il remit son sac sur son dos. Il avait compris le message, il était temps d'aller travailler et lui ne pouvait pas éternellement rester avec les rattes au Purgatory. Elles auraient faim, ou elles feraient leur besoin dans le sac. Et puis elles se sentiraient mieux à la maison... Sauf si l'absence de son collègue faisait mourir de chagrin Caligula. Pour être aussi gaga, il devait avoir des animaux lui aussi, c'était certains. Seule incohérence :  il n'en parlait jamais... or si monsieur Seiryuu avait un animal, Noah était quasiment sûr qu'il lui aurait déjà montré une photo en se ventant. S'il n'en avait pas... il serait bien obligé de lui apporter un chiot ou un chaton. Il ne dirait jamais non de toutes façons...

Va pour le whisky.

- Si tu tiens tant que ça à que je t'offre un verre, il suffit de me le demander.

Son ton était plat, il aurait aussi bien pu lui demander de lui passer le sel. Pour autant, il n'était pas faux. Même si cela ne dépasserait jamais le cadre de l'amitié, ça ne l'aurait pas dérangé de lui payer quelque chose, puis de le voir bafouiller.

- On se revoit après-demain soir. Tu me parleras de tous les clients bizarres qui sont venus pendant que j’étais pas là. Parce qu’à part des étudiants et des chômeurs, y’a pas grand-chose de jour.

Avec un rapide geste de la main, il prit congé de Seiryuu. Partir, comme s’il s’en foutait. Enterrer, au fond de son cœur, cette amitié qui le soulageait. Mentir, de toutes ses forces pour surtout, surtout, rester inatteignable, cultiver le vide.