Noah, chaque soir tu fredonnes le même air. Face à ton miroir. Ce vide qui te croque le ventre, ces sentiments qui ne prennent pas le temps de rester. Tu n'es rien. Face à ton miroir, tu te persuades : un geste pour renier cette nouvelle vie. Un mouvement et le néant t'engloutira pour de bon. Dans dix minutes. Dans dix minutes, tu le feras. Dans cinq minutes... Tes yeux, un poisson mort n'aurait pas eu plus belle expression. Dans deux minutes... Dans trente secondes.

Noah, cette fois encore tu n'as rien fait. Aujourd'hui encore tu vis. Un autre jour, une autre chance. Il faudra bien l'utiliser. Je ne sais pas si tu l'as remarqué, mais beaucoup de choses sont cassées à Mihara. Il y a beaucoup de travail. Repose ton arme, on y va.



Une chemise blanche, un pantalon noir. Comme la patronne lui avait demandé. Noah était prêt à entamer sa première journée au sein du Purgatory. Son ancien emploi ne lui déplaisait pas, mais l'ambiance des restaurants haute gastronomie l'étouffait, il préférait travailler dans un lieu plus à son image. Et puis, c'était loin, ça lui laissait très peu de temps après son service. Il était vraiment temps de trouver autre chose. Il s'inspecta encore quelques minutes, domptant ses mèches rebelles, s'assurant que sa chemise n'était pas trop froissée... M'ouais, ça devrait faire l'affaire. Converses aux pieds, il se rendit jusqu'à son lieu de travail les mains dans les poches. Il avait oublié d'emporter un manteau... ou même sa veste de travail. Le froid était sans pitié, il lui mordait la peau, le faisait frissonner. Ça faisait mal. C'était bon signe. Il ne fantasmait pas cette réalité : en somme, il existait bel et bien. Voilà qui était rassurant. Bravo Noah !

Ce bar aux allures peu recommandables avait attiré son attention. Quel genre de personne travaillait dans un endroit pareil ? La curiosité lui avait donné des ailes, alors il avait passé les portes de l'établissement, pour se retrouver nez à nez avec une vieille femme. Sale caractère, avait-il pensé. Un grand cœur néanmoins. Des airs d'Europe sur le visage. Ah ! L'talie. Une terre pleine d'amertume. Cette femme lui avait rapidement fait la confidence qu'il s'agissait d'un lieu pour humain et vampire. Noah ne pouvait qu'applaudir l'initiative. Ces endroits excentriques où se réfugiaient les parias... C'était presque comme à la maison. Il lui avait brièvement expliqué sa situation, ses expériences et elle avait accepté de l'embaucher comme serveur... à la condition qu'il réussisse une petite évaluation. "C'est Seiryuu qui t'accueillera. Il n'a pas l'air commode comme ça, mais il n'est pas bien méchant." On verra bien.


Purgatory, te voilà ! Purgatoire, qui allait-on juger aujourd'hui ? "Ben... moi..." Noah y entra, le nez rougit par ce mois de janvier, les cheveux plus hirsutes que jamais. Le Japon ne le réussissait pas. En même temps, porter des converses en plein hiver... Idée de merde. Un homme aux cheveux blancs s'afférait de l'autre côté du comptoir. Avec ses cicatrices qui lui barraient la figure, il aurait fait peur à la pire vermine de Shibuya. Il en déduisait donc que c'était cet homme qui s'occuperait de son évaluation. Nice ! Un coup d'œil lui avait suffi pour comprendre. Un vampire, tout comme lui. La soirée venait à peine de débuter et il avait déjà l'air de mauvaise humeur. Ça allait être marrant...


Il s'approcha du petit Seiryuu, (ou plutôt du grand Seiryuu) avec l'intention de se présenter :

- Salut. Je suis Noah, la nouvelle recrue. Et tu dois être Seiryuu Fujiwara. Enchanté.

Il l'étudia, dans l'expectative, curieux de connaître cet homme aux cheveux de neige.

D'accord. Fujiwara était décidément un amour. Il resta quelques secondes, une expression indifférente collée au visage, passant de la boisson à Seiryuu et de Seiryuu à la boisson. Il voulait jouer...? Ils joueraient. Noah comprenait très bien ce qu'il essayait de faire. Il était de mauvaise foi, il était méfiant, il avait envie de rembarrer le petit nouveau. Au final, il manquait peut-être juste de confiance en lui... Ou il avait l'habitude d'être déçu. Ou il s'était levé du pied gauche. Quoi qu'il en soit, Noah ne se démonta pas et se saisit du verre sans plus de questions. Il adressa un sourire discret au client :


- Votre commande, il vous fallait autre chose ?

L'intéressé le remercia et répondit par la négative. Le vampire avait été serveur, dans de nombreux restaurants, pendant très longtemps. Il ne doutait pas une seconde que l'autre eût observé toute la scène, priant secrètement pour qu'il se plante. Fujiwara... Essaye un peu plus fort la prochaine fois que tu veux me tester, là ce n'était pas très convaincant. Il garda cette pensée pour lui et revint directement vers l'homme aux cheveux blancs. Il le regarda appeler le chef sans dire un mot. Était-ce un ancien yakuza ? Avec des serveurs pareils, le Purgatory vivait à la hauteur de sa réputation. Son collègue agissait comme un vrai petit coq. Noah hocha respectueusement la tête lorsque le cuisinier lui donna plus d'explication.

- C'est impressionnant. J'imagine que ça doit pas toujours être facile... Lui fit-il remarquer d'un ton égal. Je suis Noah Pinilla, vous me verrez sûrement dans les parages. Enfin, sauf si Fujiwara décide du contraire.

Le chef souffla du nez, puis lui explica plus en détail le fonctionnements des services. Leur conversation fut interrompue par Seiryuu qui, en exemple de politesse, le somma de le remplacer. Ce devait vraiment être un plaisir de travailler à ses côtés. En réalité, la situation amusait beaucoup Noah. Il avait le sentiment qu'il n'allait pas s'ennuyer. Tout s'enchaînait très rapidement et il l'avait la nette impression que ses explications servaient plus à le perdre qu'autre chose. En fait, il était même certain que si sa patronne ne lui avait pas demandé de présenter les lieux, il ne l'aurait tout simplement pas fait. Puis il aurait pointé du doigt son incapacité. Il l'écouta silencieusement, pas qu'il avait le temps de poser des questions de toutes façons...

Ils terminèrent ensuite par les casiers. Là, il n'avait pas franchement tort. Mieux valait qu'il emporte une tenue plus chaude la prochaine fois. Et puis il pourra venir avec ses propres vêtements et mettre la chemise sur place. Cette petite visite lui avait quand même permis de constater une chose : au final, même s'il n'en avait pas l'air Seiryuu se souciait de Noah... Au moins un tout petit peu. Il lui adressa un sourire taquin :

- Non aucune. La patronne avait raison : tu es très aimable. On s'y met ? Il y a des boissons que je ne sais pas préparer.

Il se retourna, sans un regard pour Fujiwara et se dirigea vers la salle principale les mains dans les poches.

Seiryuu lui faisait de plus en plus penser à un petit chaton. Ses paroles avaient laissé entendre qu'il n'en avait pas fini avec lui et Noah était décidément curieux de voir comment il comptait lui en faire baver. Il le doubla et récupéra sa place derrière le comptoir, suivit de près par l'autre vampire. Il en sortit une feuille plastifiée qui détaillait la recette de chaque cocktail. Oh, oh. Noah n'avait jamais été très bon pour retenir ses leçons. Au contraire, ça l'ennuyait au plus au point. Même s'il allait devoir faire un effort et tenter de mémoriser le gros des recettes, il savait qu'il ne les retiendrait réellement qu'en les reproduisant, encore et encore. Heureusement pour lui, son collègue avait eu la gentillesse de lui préparer une petite note, pour qu'il puisse l'emporter chez lui. Noah le remercia, sans s'attarder sur le fait qu'au final, il restait quelqu'un de... Relativement fairplay. Malgré la visite express et l'accueil peu chaleureux, il ne tenait pas à ce que sa malhonnêteté soit la cause de son échec.

Il la fixa d'un air un peu morne, la quantité de choses à retenir le fatiguait. Deux clientes vinrent directement s'installer sur les chaises disposées en face du comptoir et lui demandèrent deux Lilith, et Noah ravala une blague sur Edom et la Bible. Il leur adressa un sourire poli, jeta un coup d'œil aux vampires aux cheveux blancs et se commença la préparation. Pour être tout à fait honnête : il commença par lire scrupuleusement la carte sous les yeux amusés des demoiselles et trouver les ingrédients situés derrière lui. Vodka, liqueur de pêche, ananas et cranberry. Il sortit deux verres et réalisa les cocktails avec un air désintéressé, pas le moins du monde dérangé par les ricanements des jeunes filles :

- Et voilà, deux Lilith mesdemoiselles. Vous vouliez autre chose ?

L'une pouffa et donna un coup de coude à son amie, qui rougit et balbutia que non, elles n'avaient besoin de rien d'autre, il leur offrit un sourire discret avant de se retourner vers Seiryuu, Noah demeurant parfaitement indifférent. Il n'était pas spécialement fier de lui, ni affecté par ces deux clientes, mais au fond de lui, il savait que l'autre vampire enrageait et il ne pouvait le nier, ça lui faisait un peu plaisir.

Risible, risible, risible ! Il ne pouvait pas résister. Un sourire fendit ses lèvres, mais il se reprit en feignant un air tout à fait sérieux. Oh oui, la chance du débutant. Ça ne pouvait qu'être ça. Bon... en vérité...il y avait de cela, c'était certain :

- Ou tu peux reconnaître que je suis incroyablement talentueux et que je vais bientôt te remplacer.

Son visage restait de marbre. Il avait la furieuse envie de rigoler, mais il savait que plus il ferait comme si la situation ne l'intéressait pas, plus ça rendrait fou son interlocuteur. Il voulait juste lui frotter sa victoire au visage, le narguer... Seiryuu ne marchait pas... il courrait... à toute vitesse ! Noah avait bien géré sur ce coup-là, il n'écartait pas la possibilité de rater un cocktail ou deux, mais dans l'ensemble, s'il suivait la carte à la lettre, il n'y avait au final aucune raison pour que cela se passe mal. Et puis, les demoiselles suivantes s'amuseraient de le voir si hésitant, s'il était d'humeur, il leur lâcherait un ou deux clins d'œil et il aurait gagné dans leur cœur. Il avait beau retourné la situation dans tous les sens, il n'y voyait que des avantages. Mais il le prit comme un défi... et un défis de taille. Avec ses paroles, il ne cherchait qu'à l'asticoter, mais il gardait en tête qu'il était plus expérimenté que lui et il doutait qu'il puisse rater un cocktail. Il les réaliserait sans doute plus rapidement et avec plus de classe.

La roulette russe, c'était son jeu préféré. Il y jouait littéralement toutes les nuits. Parier sur la malchance du vampire aux cheveux blancs ne l'impressionnait pas. Et puis... voir quelqu'un d'aussi confiant, d'aussi colérique échoué...Ah Noah, tu es méchant, mesquin, vilain ! Il n'eut pas besoin de proposer l'idée puisque Seiryuu le devança. Il dévoila un sourire carnassier, déposant une main sur le bar. Il se contrôlait assez pour empêcher l'écarlate de teinter ses yeux. Il le détailla des pieds à la tête. De la pointe de ses cheveux, jusqu'au bout de ses chaussures, non sans longuement s'attarder sur le creux de son cou. Ce soir, il allait le manger tout cru.

- Affronter mon senpai...? Je ne sais pas trop, j'ai de grandes chances de perdre... mais je ne peux pas refuser.

Sa petite lamentation avec des sous ton de provocation. Comme un air d'hypocrisie qui flottait. Un client passa la porte et il reprit un peu de contenance, se redressant. Il l'accueillit d'une intonation légère, quoique vaguement désintéressée :

-Bienvenue au Purgatory.

Avec une œillade pour son collègue, il se rapprocha et lui souffla tendrement :

- C'est à toi d'ouvrir la dance senpai. Si tu perds, tu accueilleras le prochain client en miaulant.

Il fit un pas en arrière et afficha une expression effacée, impatient de le voir à l'œuvre.

Seiryuu était peut-être joueur, mais Noah était gourmand. À choisir, il préférait que la défaite lui ferme le clapet, mais dans l'hypothèse où il serait celui qu'il échouerait... un retournement de situation ne serait pas mal. La honte était une émotion avec laquelle il était peu familier. Il l'avait côtoyée dans sa jeunesse, au détour d'une forêt... Il ne plierait pas devant le petit chaton. C'était beaucoup trop drôle de ne lui donner aucune satisfaction et de le voir s'écraser. Seiryuu accueillit le nouveau venu avec une bonne humeur qu'il n'avait pas daigné utiliser pour son collègue. Un quarantenaire, peut-être un habitué. S'il ratait, il serait certain de se faire taper sur les doigts. Il pencha la tête. Ses gestes étaient précis, il n'hésitait pas un seul instant. Deus vult, Dieu veux : Whisky, triple sec, gingembre, cola, citron vert. A ce niveau, c'était de la chimie. Quatre ingrédients, il se le répéta mentalement pour bien les mémoriser.

Dieu ne voulait qu'une chose... se mêler aux hommes et aux vampires et adopter leur coutume. Seiryuu était tout ce qu'il y avait de plus charmant, et ça rendait son temps sur terre un peu plus agréable. Au final, ça valait le coup de rester encore un peu. Sa victoire ne lui évoqua rien. C'était à prévoir, c'est seulement dans les triomphes de Noah qu'il perdrait patience. Les bras croisés, il balaya la salle du regard, peu affecté par les provocations du vampire. Nya ou pas, c'était un petit chat.

- Tu avais l'air très disposé à miauler pour moi, Senpai. C'est gênant.

Il vint retrouver ses mirettes grises, comme deux jours de pluie au travers d'une fenêtre. Oh, il était content celui-là... Noah avait presque envie de lui ébouriffer les cheveux pour le féliciter. La joie du barman le fit sourire. C'était plutôt mignon. Comme deux collégiens... Dokidoki Spell il ferait.

- J'ai plutôt intérêt à gagner alors.

Deux hommes passèrent la porte :

- Bienvenue au Purgatory !

Il les laissa s'installer et vint à leur rencontre pour leur demander ce qu'il devait leur service, parfaitement indolent. Résurrection. Noah se demanda ce que les prophètes auraient pensé d'un tel nom et voulu rire en imaginant la tête qu'ils auraient tirée. Il se plaça derrière le comptoir pour laisser la magie opérée... Mais il fallait donner un coup de pouce à la magie. Il considéra la feuille un long moment. Il avait une idée très abstraite de ce qu'était un "kraken" et il se voyait mal plonger une créature mythologique dans leurs verres. Il prit une bouteille au hasard et en versa une petite quantité, avant de se rendre compte qu'une bouteille de kraken trônait fièrement sur l'étagère et la jugeait certainement pour l'affront qu'il venait de commettre.

- Oups.

Plutôt que de recommencer, il préféra continuer dans sa lancée, priant pour une bonne surprise. Il prit la bouteille - la bonne cette fois - et en versa une quantité approximative. Il aurait sans doute dû vérifier les dosages... Ginger beer... Cette fois, il la trouva du premier coup et en mit plus qu'il ne fallait dans l'espoir de rattraper ses bêtises. C'était bon, ils devraient aimer. Ok, ensuite...? Un citron vert... il farfouilla l'endroit jusqu'à trouver, situé un peu plus bas, un petit réfrigérateur qu'il ouvrit. Couper le citron. Il coupa deux tranches et le disposa sur les verres. Ça avait été long et fastidieux. Il prit ses deux verres et lança une œillade résignée à Seiryuu :

- Bon bah... j'ai perdu...un peu. Je vais faire la moitié du gage.

Il se dirigea vers la table avec ses deux bouillies - enfin ses deux cocktails - en main, incertain du goût qu'ils pouvaient avoir. Il n'avait pas goûté, il ne pouvait pas anticiper. Il ne laisserait jamais à Seiryuu le plaisir d'être gêné. La honte n'a lieu que si on y consent et lui... il ne consentait qu'à sa propre volonté.

- Et voilà pour vous.

Il le servit, fit un cœur avec ses mains, releva légèrement la jambe et leur adressa un clin d'œil ravageur. Un lourd silence s'en suivit. Accompagné d'une incompréhension profonde et un embarras palpable pour les deux hommes. Avec un sourire, Noah recolla les pots cassés :

- J'essaie de devenir idole les gars. Un peu de compassion s'il vous plaît.

Ils commencèrent à rire, mi amusé par la situation, mi éberlué, et lui les suivit de bon cœur. Dans ta face chaton. La patronne avait assisté à toute la scène, son attention le démangeait... comme une plaie qu'on a envie de gratter... Il n'en fit rien. Et retourna avec son plateau vite, en direction de son rival :

- 1-0, on continue ?

Voir Seiryuu rougir lui donnait franchement envie de pousser le bouchon un peu plus loin. Bientôt, Noah se demanda jusqu'à quel point est-ce qu'il pouvait le rendre chèvre... Délicieusement tiraillée entre gêne et colère. Pas si impénétrable que ça le vampire. Il avait pris un plaisir coupable à le voir se donner en spectacle devant les clients. Une photo ? Le brun aurait pris son téléphone et l'aurait jeté à l'autre bout de la pièce sans autre forme de procès. Il y avait des limites quand même... Noah qu'est-ce que tu es mauvais joueur ! Non, mais tout n'est pas tolérable... ou alors, il devait prendre une photo beaucoup plus humiliante en retour. Ceci dit, son collègue s'amusait comme un vrai gosse, ça faisait plaisir à voir. D'autres clients arrivèrent. Il s'en serait bien remis à Dieu ou au destin, mais seules les capacités de Seiryuu rentraient en jeu. Noah s'appuya contre le comptoir en croisant les bras.

Sois gentil cette fois et perds. Mais il n'en fit rien. Comme un magicien, il confectionna les trois boissons sans même avoir l'air d'y réfléchir. Il ne bougea pas, ne sourit pas et ne dit rien. C'était son métier, il n'avait pas de quoi être impressionné. Par ego, Noah avait cédé à ses caprices et il le voilait qui se retrouvait une mauvaise posture...Le prochain gage, se mettre à genoux. Défaite ou non, il n'allait pas le rater. Une note d'exaspération à peine perceptible et il se plaça devant le comptoir, jusqu'à voir débarquer un groupe de quatre étudiants. Il leur souhaita la bienvenue d'un ton neutre et alla les cueillir à leur table.

- Quatre Lust s'il vous plaît !

Noah s'exécuta sans plus attendre. Il n'avait pas vraiment la notion des dosages... En ce qui le concernait, il buvait directement à la source et s'arrêtait quand il avait du mal à tenir debout. Cela faisait un moment qu'il avait laissé son humanité derrière lui et il oubliait parfois ce qu'un humain lambda pouvait supporter. Les Lusts étaient donc...beaucoup plus goût vodka que cerise. Il apporta sa création aux étudiants, qui n'attendirent pas pour leur boire et leur offrir des visages crispés par le goût de l'alcool. C'était raté, il avait furieusement envie d'exploser les verres contre le sol. Il se composa un visage égal et revint aux côtés des Seiryuu avec un léger soupire :

- Bah, je suis en train d'apprendre au moins...


Oh s'il pensait qu'il allait le laisser s'en tirer comme ça. Cette victoire n'en serait pas une.

- Bon, je sais ce qu'il me reste à faire.

Il fit la moue, une expression suppliante au visage et une jambe après l'autre, lentement et sans jamais détourner les yeux, il se mit à genoux. De ce point de vue-là, le vampire avait l'air immense. Comment lui faire perdre de sa prestance ? Il détourna légèrement les yeux, comme gêné :

- Senpai… je dois dire que c'est la première fois que je mets à genoux devant un homme…

Il savoura peu son effet, avant de briser l'illusion de planter son regard dans le sien :

- Tu crois vraiment que je ne t’ai pas vu rougir tout à l'heure ? Ça te fait plus d’effet que tu ne voudrais l’avouer.

Il se redressa, époussetant son pantalon, comme si cette situation n'avait jamais eu lieu. Il dépassa son collègue et se remit correctement derrière le comptoir, les avant-bras posés dessus, dans une position décontractée.

- C'est à toi. Si tu perds...je te mords.

Un souffle, imperceptible, à par son collègue, personne n'avait entendu. Ca faisait longtemps, trop longtemps qu'il n'avait pas goûté au sang d'un autre vampire...

Il avait un peu trop souri à son goût, mais Noah avait accepté sa défaite sans broncher. Qu'il nie l'effet que ça lui faisait, c'était clairement une invitation à lui prouver le contraire. Il avait passé toute la soirée à enchaîner les défaites et il cultivait la furieuse envie de lui arracher sa fierté. Seiryuu... je vais te dévoiler à toi-même, pas besoin de rougir... Il resta à sa place et le guetta en retenant son souffle.

Ses dents le démangeaient... Même s'il aimait jouer avec ses limites, son dernier repas devait remonter à une semaine tout au plus, ce qui était, suivant ses standards, un véritable miracle, puisqu'il n'était pas rare qu'il passe trois semaines sans se nourrir. Il ne craignait pas de causer un accident, la sensation de faim, de lentement perdre pied, c'était bien assez pour se sentir vivant. Pour le vampire, l'important n'était pas tant de boire le sang de l'autre, mais plutôt de le sentir se défaire sous ses crocs. L'ivresse était rarement au rendez-vous, mais déchirer le masque de son interlocuteur et le réduire à ses émotions les plus primaires était... satisfaisant.

Que lui le mordre ? Il ne le tolérerait jamais et il serait à terre avant d'avoir dit "ouf". La différence entre toi et moi Seiryuu, c'est que je n'apprécie pas secrètement me faire humilier. Il jeta un coup d'œil paresseux à la carte, suivant scrupuleusement ce que le barman était en train de préparer. De la vodka à la place du gin. Rien, Noah baissa les yeux. Il n'avait pas besoin de relever l'erreur de son collègue. Son air surpris... il avait senti son cœur battre un peu plus fort, la perspective de le mordre... il avait gagné. Il lui avait suggéré d'attendre la fermeture, d'un ton beaucoup moins marqué par l'entrain. Noah avait doucement hoché la tête, sans même un sourire. Il savourait en silence la nervosité de son collègue. Ils savaient tout deux ce qu'il se passera une fois les portes du Purgatory refermée.

Le reste de la soirée se passa et Seiryuu adopta (enfin) une attitude plus professionnelle. C'est tranquillement qu'il vit le bar se vider, jusqu'à qu'il soit finalement en tête-à-tête. Il passait le chiffon sur le comptoir lorsque le vampire lui fit remarquer sa bizarrerie, mais Noah était bien décidé à ne lui adresser la parole qu'au moment fatidique préférant le laisser à ses questionnements et ses inquiétudes. Bizarre, c'est une remarque qu'on lui avait faite de nombreuses voir. "Mais un vampire qui acceptait docilement de se faire croquer n'était pas non plus ce qu'il aurait qualifié de "tout à fait normal", c'était même aller à l'encontre de son instinct de chasseur. La nature humaine, ou vampirique est aussi flexible que tordue, même le brun n'échappait pas à cette loi, c'est même celle-ci qui l'avait permis de s'élever.

Il rangea précautionneusement le torchon et s'approcha doucement de Seiryuu. Il s'arrêta à quelques mètres de lui et posa sur lui un regard carmin, se délectant de ce qu'il voyait, à savoir, un vampire grande gueule sur le point de se faire tout, tout, tout petit. Dire qu'il le disséquait des yeux auraient un euphémisme, il considérait l'être devant lui comme un chat face à sa souris, sondant chaque centimètre de Seiryuu. Un pas, puis un autre, plus rapide cette fois, jusqu'à le plaquer contre le mur sans autre forme de procès. Leurs visages étaient à quelques centimètres l’un de l’autre et il pouvait sentir la chaleur de son souffle, preuve qu’il était en vie, que son cœur pompait du sang… son ascension le long de ses veines…Un regard brûlant sur sa jugulaire, pour revenir à ses yeux gris et des mots à peine prononcés :

- Entre un vampire qui se laisse docilement mordre et moi, je pense que tu sais qui est le plus bizarre.

Il se suréleva et fit mine de planter ses crocs dans sa chair, histoire de vérifier si l'autre aurait eu un petit sursaut d'anticipation. Après quelques secondes, il le fit pour de bon. Il enfonça ses canines dans son cou et commença à lui aspirer le sang. C'était franchement fade, mais savoir que c'était celui de Seiryuu, qu'il était peut-être un des seuls à l'avoir goûté, et qu'il garderait cet événement pour lui, peut-être même un peu honteux, ça commençait à le faire jubiler. Il continua de longues secondes, la sensation de chaud dans sa gorge, le pouls de l'autre vampire, ça commençait à lui monter à la tête. Il se retira à contrecœur, avant que son collègue décide que ce petit jeu avait assez duré et qu'il ne lui en colle une. Deux trous bien nets, qui ne tarderaient pas à se refermer. De son pouce, il essuya ce qu'il restait de sang et le porta à sa bouche avant de reculer de quelques pas :

- Le sang d'un vampire, ce n'est pas très bon. Mais avoir quelqu'un de l'autre côté de mes crocs... un frisson le parcouru et il ferma les yeux un court instant, quand il les rouvrit ils avaient repris leur teinte doré, c'est jouissif.