Fatigué, voilà dans quel état tu te trouves, après ta journée qui a été des plus occupée. Entre ton travail au refuge, où il a fallu courir dans un quartier de la ville pour y récupérer une portée de chat à l’abandon, et l’appel de ton ami te demandant de l’aide pour remplacer un serveur de son bar, tu n’as pas eu le temps de te poser, même pas pour manger... Le seul point positif à tout ça, c’est la petite liasse de billet que t’a filé ce même pote pour l’avoir dépanné. Ah, et aussi le fait qu’au vu de l’heure, tu pourrais bientôt te laisser tomber dans ton lit, trop épuisé pour veiller plus tard.

Assis sur un banc, tu te poses un peu avant de prendre la route qui te mènerait à ton appartement. Tu observes, sans aucune discrétion, les rares personnes qui marchent dans la rue ; au vu de leur démarche titubante, certainement les derniers clients des quelques bars encore ouverts à cette heure tardive. Quand une personne manque de se casser la tronche sur le sol, tu souffles du nez d’amusement. Mais tu es trop fatigué pour rigoler. Tu attrapes ton paquet de cigarette, et observe le nombre qu’il contient, un peu moins de la moitié. Tu lèves les yeux au ciel en soupirant. Un paquet illimité, voilà ce que le monde devrait créer. C’est tellement frustrant d’être témoin de la vitesse fulgurante à laquelle il se vide à chaque fois.

Tu t’allumes une clope et exhales une bouffée qui te brûle tendrement les poumons et putain qu’est-ce que ça fait du bien. Tu t’adosses vilainement sur le banc, le froid venant refroidir ton visage, et engourdir tes doigts. Ton souffle chaud, mélangé à la fumée que tu expires, obstrue de temps en temps ta vision, durant de très court instant. Les yeux mi-clos, à demi-concentré, tu ne remarques pas la présence qui s’approche de toi. Le souffle dans tes oreilles te crispe intensément et la voix te surprend tout autant ; un hoquet s’échappe de tes lèvres alors que tu te redresses rapidement.

Ton regard se pose alors sur un homme que tu ne connais pas. Tu t’habilles d’une expression dure, dans le but de refroidir toute idée malhonnête, aucune envie d’accueillir à bras ouvert un détraqué bourré… Tes yeux l’examinent, puis se plongent dans son regard azur qui ne semble pas animé d’une quelconque animosité à ton encontre. Tu refais rapidement le fil de ce qu’il vient de se passer afin de comprendre les mots qu’il avait prononcé. Une demande qui finalement, sonne comme très originale. Une clope ou de la bouffe ? Le rapport entre les deux te fait hésiter quelques instants quant au sérieux de sa question. Tu jettes un regard rapide à ta clope, que tu viens inspirer une fois de plus avant de lui répondre.

« Une clope, ou de la bouffe, y a pas grand rapport mec. »

A voir sa gueule, il a l’air affamé.

« T’as faim ? tu peux pas rentrer chez toi pour ça ? »

Tu fouilles ta poche pour retrouver ton paquet et le tends à l’homme.

« Je peux toujours t’en filer une si tu veux, mais pas sûr que ça t’aide pour manger… »

Tu l’observes et agit en fonction, lui offrant ton briquet pour lui permettre de l’allumer. Sur le point de tirer ta dernière taffe, tu regardes le reste de tes cigarettes en réfléchissant sérieusement à l’idée d’en fumer une seconde juste après. Tu finis par te reposer sur ton banc en l’invitant à s’asseoir. Tu t’écartes sur l’extrémité droite, pour lui laisser le reste de l’assise.

« Vas-y, pose-toi s’tu veux. »

Ce qu’il te dit sonne étrangement à tes oreilles, pourquoi un refus immédiat aurait été négatif, à croire qu’il a envie de te taper la discute, plutôt que de simplement passer son chemin. Pour autant, tu ne te méfies pas davantage, ce n’est pas vraiment ton genre de faire attention à ce genre de choses, tu te dis juste qu’il ne doit pas être comme tout le monde, ou alors qu’il s’ennuie.
Et finalement, quand il mentionne le fait de ne pas avoir de chez lui, tu trouves un sens à ses mots précédents. Ne sachant pas vraiment comment réagir, tu restes quelques secondes immobile, la bouche entrouverte, observant les traits de son visage, à la recherche d’un indice exprimant l’ironie, mais non. Il a l’air d’être sincère. Ce qui est plutôt triste en fin de compte.

« ah. »

Oui, tu ne sais pas vraiment quoi dire, ce n’est pas la réponse à laquelle tu t’attendais après tout, alors dur de trouver assez de répartie pour être capable de trouver les mots. Les bons mots surtout. Mais y en a-t-il ? Le froid qui te gèle les doigts te fait penser qu’il ne doit pas être simple d’être sans domicile en ce moment… l’hiver… Vraiment la pire saison de l’année ; pour toi, comme pour lui. Ton appartement est froid, tu n’allumes pas le radiateur, bien trop coûteux pour pas grand-chose. Alors, si tu ne passais pas ta vie, enroulé dans des plaids et couvertures en tout genre, tu ne sais pas si tu serais capable de le supporter.
Enfin bref, si une cigarette peut l’aider, tu lui en offres une avec plaisir, ce n’est pas grand-chose, mais c’est toujours mieux qu’un simple refus pour qu’il trace sa route.

Assis sur le banc, le silence s’installe un court instant, tu ne cherches pas à lui parler davantage, tu ne sais surtout pas quel sujet rebalancer la conversation. De ce fait, tu attends en espérant qu’il parle de lui-même, tes yeux se perdent au loin, toujours à observer quelques personnes qui passent. Tu soupirs discrètement pour rallumer sa deuxième cigarette.

« Hm ? »

Sa question est quelque peu déroutante. Pourquoi cette question ? Que veut-il vraiment savoir, ou bien est-ce simplement la seule chose qui lui est venu en tête ?! Tu aspires une bouffé de ta cigarette et lorsque tu as recraché toute la fumée et le poison de tes poumons, tu tournes la tête dans sa direction.

« Dans ma vie, tu dis ? »

Ce n’est pas comme si tu en avais vécu des années, du haut de tes vingt-quatre ans, tu en as du chemin pour pouvoir dire ‘avoir vécu’... Pourtant, des choses qui t’ont marqué, il y en a quelques-unes déjà, pas forcément les meilleurs, ça s’est sûr, mais bien présente. Ton premier amour, encore chaud bouillant dans ta poitrine, perdu entre un sentiment d’affection intense que tu éprouves encore à sa pensée et cette petite montée d’adrénaline qui te berce à l’idée de le recroiser dans les rues de la ville. Ou bien ce mal-être intense qui t’étranglait quand tu te battais contre ton mal le plus profond de cette période : la drogue.

« ... »

Mais... as-tu vraiment envie de dévoiler toute ta vie à un pur inconnu ? Pas vraiment, non. Ce n’est clairement pas un trait qui fait partie de ta personnalité, ta vie est personnelle et ne regarde que toi. C’est ton jardin secret et, bien que certains connaissent ton histoire, c’est toujours un long processus que de te faire parler. Alors, après quelques minutes sans répondre, tu finis quand même par ouvrir la bouche.

« Pas grand-chose, j’avoue. ha ha. »

Clairement un mensonge, ça se ressent sans mal à ce petit rire gêné que tu places malencontreusement à la fin de ta phrase. Mais qu’importe, ce n’est pas grave. Puis, tu as bon espoir qu’il ne calcule pas ta tromperie ; il ne te connait pas, après tout. Et comme la politesse dit de toujours retourner la question, tu en fais de même.

« Et toi ? » dis-tu alors avant de reprendre rapidement : « Oh sinon, moi, c’est Rajan. ‘fin, si t’avais envie d’savoir. T’es pas obligé d’t’en rappeler. »

Quitte à discuter, autant le faire en connaissant le nom de son interlocuteur, tu espères donc qu’il te réponde en te donnant le sien. Te réadosses au banc, allongeant tes jambes devant et lâchant ta tête en arrière pour porter ton regard sur le ciel aux étoiles masqués par la pollution. Lâchant un grand soupir, tu ouvres une dernière fois la bouche.

« Cette journée et terriblement froide et longue... qu’une hâte, me pieuter. » tournant la tête vers le brun à la peau pâle : « T’en penses quoi ? »

Question pas vraiment réfléchie. À croire que tu as déjà oublié le fait qu’il n’a pas de maison où se diriger pour dormir...