Ce n’est pas la première fois que tu dois interviewer des élèves de l’université pour un article, tu l’as déjà fait plusieurs fois et jusqu’ici, jamais tu n’as eu de problèmes. Les choses ne peuvent pas mal se présenter cette fois-ci, alors pourquoi tu stresses ? Tu tiens ton téléphone dans ta main comme si ce dernier allait tomber par terre et se briser en mille morceaux, ta respiration est rapide et tu n’arrives plus à savoir où donner de la tête. Peut-être que c’est l’étudiant que tu t’apprêtes à aborder qui te met dans tous ces états, et ce, pour aucune raison valable.

Il est beau. Très beau même. Cependant, des gens beaux, tu en vois tous les jours, alors tu ne comprends pas pourquoi celui-ci te fait te sentir légèrement différent. Tu as envie qu’il te remarque, qu’il te porte un certain intérêt et qu’il discute avec toi de tout et de rien. S’il pouvait répondre à tes questions avec précision, alors tout ça serait encore mieux. Quelque chose au fond de toi te dit qu’il est différent des autres, qu’il a quelque chose en plus qui le rend sans doute très spécial. Tu ne sais pourtant pas quoi.

- Aller Takahiro. Vas-y.

Tu as besoin de t’encourager pour y aller, de te répéter que tout ira bien et qu’il ne te mangera pas. C’est toi le vampire, c’est toi qui peut taper un croc dans sa chair, pas le contraire.

Il faut que tu arrêtes de te dire ça. Tu t’es promis de ne pas voir tous les humains comme des casse-croûtes.

[...]

Après quelques minutes d’hésitation supplémentaires, tu finis par t’approcher de lui avec un fin sourire. Tu espères ne pas le déranger dans ce qu’il fait… Tu aimerais ne pas te faire rembarrer directement après l’avoir salué. Tu ne vas pas mentir, ce serait un peu la honte. Surtout qu’il a l’air d’être le genre de personne populaire que tout le monde connaît alors s’il se met à raconter aux autres que tu es un loser, ça ne va pas t’aider.

- Bonjour, excusez-moi de vous déranger. Je suis en train d’écrire un article pour le journal de l’université. Est-ce que vous accepteriez de répondre à quelques questions ?

Ta voix est étonnamment posée et claire. Tu as bien articulé et en plus, tu l’as regardé dans les yeux. Cet élan de confiance, tu l’as rarement, alors tu vas en profiter autant que possible. Reste plus qu’à espérer qu’il accepte de te rendre service en t’accordant un peu de son temps.

On dirait un peu une vedette Yuya, à constituer le centre d'intérêt principal dans les couloirs, comme si oui, c'était la star venue d'outremer pour venir saluer les roturiers de Mihara.
En fait y a un côté un peu comique à tout ça. Entre ceux qui essayent de lui gratter ne serait-ce qu'un regard, une parole. Les autres qui ont l'impression de faire partie de l'élite et qui défendent leur steak en empêchant les plus craignos d'approcher. Suffit que tu aies l'apparence un peu ingrate pour qu'un membre de la garde rapprochée de Goto te jarte sans sommation. Et c'est pas que le principal concerné est d'accord avec ce traitement élitiste : il a juste pas le temps de poser les yeux sur tout le monde ni d'accorder l'attention que tout un chacun devrait mériter. Populaire mais pas forcément connard, ou en tout cas, pas toujours. Il a conscience de son influence mais c'est pas pour elle qu'il agit. Sans doute est-ce un détail qui le différencie du cliché populaire hautain et méprisant : Yuya en a réellement quelque chose à foutre des gens.
Alors qu'ils sont tous attablés dans la cafétéria, leur roi à la crinière blanche assis au centre de tous, les bentos déballés, il se trouve qu'un petit biquet les approche timidement pour venir quémander une interview auprès du leader de cette joyeuse bande de fayots. Et tous les regards se tournent quand ce petit rédacteur de la filière journalisme a l'outrecuidance de capter l'attention impériale du suédois.
Bien sûr que tous les jaugent, le jugent, même. On le détaille comme un bout de viande de la tête aux pieds. Plutôt grand pour la timidité qu'il dégage. Cheveux noirs typiques. L'allure un peu incertaine, peut-être même craintive. Il a le teint de ceux qui ont peur de déranger, de faire du bruit et de vivre trop fort.
Il y en a déjà qui pouffent de rire dans leur main, en anticipant que le patron va juste envoyer boulet l'étudiant.
Il y en a d'autres qui ont conscience que la demande est en train d'être étudiée par le blond en ce moment même, surtout vu le regard intéressé qu'il a levé vers le brun. Les rires meurent peu à peu quand on voit le sourire de Yuya grandir.

- Bah carrément ! Ça tombe bien, j'viens de finir mon repas. Bouge pas, j'arrive.

Il remballe son plat, foule qui s'écarte autour de lui et pas un seul de ses valets n'ose le suivre en comprenant que l'échange privilégié se fera en face-to-face.
Bordel, la pression qui monte.
Une cooltitude qui pèse sur les épaules de ceux qui en bénéficient.
Sur le point de quitter la cafet', une main dans la poche, le blond s'amuse à jouer avec sa paire de lunettes de soleil, comme s'il attendait quelque chose de la part du journaliste.

- Alors, j't'écoute, tu veux qu'on se pose quelque part ? Sur le toit ou n'importe. Ce sera mieux avec personne autour je pense.

C'est pas tant pour lui qu'il suggère de s'isoler que pour son interviewer qui sera certainement plus à son aise pour poser ses questions sans avoir toute une meute de chiens à l'affût autour.
En attendant, monsieur enfile ses binocles, le bleu iceberg de ses mirettes dissimulé derrière le verre teinté noir. Vraiment comme une star qui cherche à se fondre dans la masse pour arrêter d'être interrompu par les groupies.

Pendant un instant, tu te demandes si tu as bien fait d’aller vers cet étudiant en particulier. Il est entouré de vautours qui n’attendent qu’une chose : ta chute. Tous te regardent avec un mauvais œil rempli de mépris à ton égard, comme si tu étais le plus dégoûtant des étudiants sur ce campus universitaire et que te toucher allait leur transmettre la lèpre.

Tu n’as cependant aucun mal à rester de marbre, à te détacher de la situation dans laquelle tu te trouves. Ce genre de comportement, ça ne t’atteint pas vraiment. Il faut dire que tu prends assez de recul pour te protéger de ce genre de choses qui ne fait que rire les enfants qui ont besoin d’être en bande pour se sentir forts. Il suffit que leur chef fasse quelque chose qui les étonne pour qu’ils ferment tous leur bouche et que leurs regards de dédain se transforment en regards d’étonnement.

Et pour ton plaisir personnel, c’est ce qui arrive quelques instants plus tard.

L’étudiant à la chevelure polaire se lève et te rejoint avec un sourire, peut-être heureux de quitter son groupe de groupies qui seraient prêtes à lui lécher les chaussures pour avoir une place dans son cercle restreint. Toi, tu ne fais que constater le fait qu’il est légèrement plus grand que toi et que tu ne l’aurais pas imaginé ainsi. Sans t’en rendre compte, tu déglutis avant de serrer un peu plus ton téléphone dans tes mains.

La pression monte alors qu’il se trouve à présent en face de toi. Tu te sens fébrile d’un coup, ton cœur se met à battre plus vite et plus fort dans ta cage thoracique, faisant résonner ses battements contre tes côtes.

Tu soupires.

Tu es en train d’ajouter ce parfait inconnu à l'interminable liste de tes crushs inavoués et inavouables.

- Est-ce que cela vous conviendrait si on va sur le toit ? Il ne doit pas y avoir grand monde en ce moment, ce sera parfait.

Tu reprends petit à petit de ta contenance alors que tu gardes ton objectif principal en tête. Maintenant que tu es seul avec lui, il t’est beaucoup plus facile de parler librement. Tu as beau ne pas être atteint par les mauvaises pensées de ses chiens, le fait qu’ils te mettent tout de même une certaine pression sur les épaules est tout de même incontestable.

- Au passage, je m’appelle Lekami. Lekami Takahiro.

Il sera plus simple pour lui de connaître au moins ton prénom. Tant pis s’il l’oublie après. Pour l’interview, s’il peut s’en souvenir, alors ça fera l’affaire.

Tu prends donc les premiers escaliers pour monter sur le toit du bâtiment. Il y a des élèves qui y mangent, jouent ou encore profitent simplement d’un peu d’air frais avant de rejoindre leurs salles de cours. Une fois que tu y es, tu repères un petit coin isolé et tu t’avances jusqu’à l’atteindre. Une fois cela fait, tu t’assois à même le sol propre et tu sors ton calepin, quelques stylos ainsi que ton téléphone pour enregistrer les réponses de l’étudiant.

- J’écris un article qui concerne les faits divers comme les disparitions ou encore les meurtres. J’interview quelques étudiants pour connaître leur ressenti face à ce genre de choses. Si tu es toujours d’accord pour répondre à mes questions, je vais enregistrer cette conversation.

- Va pour le toit.

Direction les escaliers qui mènent au ciel.
En chemin, des regards se tournent brièvement dans leur direction. On s'attend pas à les voir ensemble tous les deux. En même temps, c'est bien la première fois qu'ils se parlent, en tout cas, Yuya n'a pas d'autres souvenirs du journaliste avant aujourd'hui. Peut-être qu'ils se sont déjà croisés, c'est même certain. Mais Yuya ne retient que les visages les plus marquants.
La porte métallique s'ouvre avant de se refermer derrière eux.
Ciel bleu, quelques nuages cotonneux éparses. Les mains toujours rangées dans les poches, le blond platine s'oriente vers un pan du toit isolé, presque un peu dans l'ombre. Il s'y assied de concert avec son cadet.

- Ça t'dérange si je m'en grille une ?

De sa poche, il a sorti le paquet de clopes. Déjà ouvert. On voit que la consommation est soutenue.
Normalement, interdiction de cloper dans l'enceinte de l'école. Mais c'est plus fort que lui, il sait pas s'empêcher de s'adonner à ses petits plaisirs du quotidien. D'autant qu'il a l'intuition que son homologue ne saura lui en tenir rigueur.
Quelques secondes passent avant qu'on ne sente l'odeur significative du tabac flotter dans l'air. Cylindre coincé entre ses lèvres, monsieur écoute ce qu'a à lui proposer son interlocuteur.

- Tu sais, c'est pas tous les jours que je me fais interviewer. Tu choisis tes cibles au hasard, Takahiro ?

Se permet les familiarités d'emblée sans complexes.

- T'es en quelle année, déjà ?

Histoire de confirmer qu'il a bien à faire à plus jeune que lui.

- Te bile pas avec les formalités, appelle-moi Yuya. Pas de problème pour l'enregistrement, vas-y.

La clope saisit entre deux phalanges, il expire un cumulus de fumée vers la toison bleue, avant de reporter son attention vers le brun. Il prend le temps de le regarder. Presque de le détailler. Ce qui explique sans doute pourquoi sa réponse tarde à venir. Et quand enfin il se décide à l'ouvrir, sa voix se tord dans une panique complètement surjouée.

- Je ne suis au courant de rien commissaire, je vous le jure, ne m'arrêtez pas !... T'y as cru ? Mais nop, je sais rien de toute cette affaire. J'ai entendu que ça se passait surtout à Shibuya. Des jeunes, la plupart. On dit qu'ils ont perdu parfois des litres d'hémoglobine... C'est flippant, non ?

Mais la façon dont il aborde le sujet avec légèreté laisse à croire le contraire.

- Bon allez, c'est quoi tes questions ? J'écoute.

Qu’il se mette à fumer ne te dérange pas. Qu’il ne respecte pas les règles de l’établissement non plus. Tu n’es pas là pour jouer la police et dire à chaque étudiant ce qu’il doit ou ne doit pas faire. Tout ça, ça te passe clairement au-dessus de la tête, tu n’as pas non plus de temps à consacrer pour faire régner l’ordre et la discipline au sein du campus universitaire.

Tu lèves les yeux au ciel quelques instants pour regarder la fumée de la cigarette disparaître dans l’air ambiant avant de te pencher à nouveau sur tes notes et ton calepin.

- Non, pas vraiment. Disons que j’ai quelques profils en tête lorsque je dois interviewer. Vous correspondez à l’un d’entre eux, c’est pour cette raison que je suis venu à votre rencontre.  

Tu ne t’attarderas pas plus sur les explications. Tu ne vois pas spécialement l’intérêt de t’étaler sur la manière dont tu choisis les personnes que tu vas interviewer puisque c’est un véritable bordel organisé dans ta tête. Les idées filent et défilent à une vitesse ahurissante et tu as parfois du mal à les suivre.

L’important est qu’au final, tu obtiennes ce que tu désires.

- Je suis en deuxième année.

Tu marques une petite pause.

Tu ne relèves pas sa dernière remarque sur les jeunes qui se font vider de leur sang. Tu sais très bien qui sont les responsables derrière tout ça et tu préfères ne pas en parler. Ce n’est pas comme si tu pouvais changer grand chose, de toute manière.

- Merci, Yuya. Je commence donc l’enregistrement.

Tu appuies sur un bouton de ton téléphone et l’interview peut démarrer.

- Est-ce que vous regardez des documentaires ou encore écoutez des podcasts sur les des tueurs en série ou encore des affaires criminelles ?

Tu marques une petite pause.

- Si c’est le cas, comment cela vous affecte-t-il ? Et si ce n’est pas le cas, que ressentez-vous lorsqu’on vous parle de ces sujets ?